Hostname: page-component-7bb8b95d7b-l4ctd Total loading time: 0 Render date: 2024-10-01T14:26:54.388Z Has data issue: false hasContentIssue false

Thomas Calvo, Espadas y plumas en la Monarquía hispana. Alonso de Contreras y otras vidas de soldados (1600-1650), Zamora/Madrid, El Colegio de Michoacán/Casa de Velázquez, 2019, 334 p.

Review products

Thomas Calvo, Espadas y plumas en la Monarquía hispana. Alonso de Contreras y otras vidas de soldados (1600-1650), Zamora/Madrid, El Colegio de Michoacán/Casa de Velázquez, 2019, 334 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Embrasser un empire est une tâche difficile. Les excellentes synthèses, qui égrainent chronologiquement les règnes des monarques et abordent plus ou moins bien telle ou telle région, ne manquent pas. Concernant le cas espagnol, Thomas Calvo s’y attèle d’une tout autre façon, avec une efficacité redoutable : sans renoncer à une histoire totale, il propose d’aborder cette monarchie planétaire à partir de ses « atomes qui se déplacent [et] forment à leur point d’impact des macromolécules que certains nomment ‘sociétés coloniales’, comme, peut-être, Naples – et si nous voulons être provocateur, certainement Ceuta ou Macao » (p. 227-228). Finalement, « se dessine un paysage impérial, avec ses reliefs, de Malte à Manille, où l’on perçoit une unité culturelle, au-delà du politique et du religieux. » (p. 6). Le ton est ici donné d’une histoire « par le bas » assumée qui étudie les trajectoires de sept guerriers hispaniques durant la première moitié du xviie siècle, période pendant laquelle l’empire ne se trouve plus dans une dynamique de conquête, mais dans la difficile tâche de conserver l’acquis. Diego Suárez, Jerónimo de Pasamonte, Diego Galán, Alonso de Contreras, Diego Duque de Estrada, Miguel de Castro et Domingo de Toral y Váldes : ni samouraïs ni mercenaires, l’expression cinématographique – au moins romanesque – de leurs aventures est pourtant indéniable. José Ortega y Gasset ne définit-il pas la Vie d’Alonso de Contreras de « magnifique film en technicolor » (p. 18) ?

Pourquoi se concentrer sur ces sept personnages quand, vers 1600, le tercio espagnol de Naples (pour ne prendre que lui) compte plus de 6 500 hommes ? On se souvient que Bartolomé et Lucile Bennassar avaient réuni pour leurs Chrétiens d’Allah un corpus de 1 550 renégatsFootnote 1. Pour chacun d’eux, ils disposaient d’un récit de vie contenu dans les archives de l’Inquisition. Comme chez les Bennassar, le sujet de T. Calvo est commandé par la documentation : ces sept personnages sortent du lot car ils ont décidé de coucher sur le papier le récit de leur vie et de leurs faits d’armes – ce genre se nomme à l’époque vida. Ils n’écrivent pas pour être publiés (de fait, ces vidas ne l’ont été qu’aux xixe et xxe siècles), mais pour supplier le roi : dans un régime politique de justice distributive, tout service mérite récompense. On notera toutefois que la division manuscrit-imprimé/privé-public caractéristique de l’époque moderne est loin d’être opérante : les manuscrits pouvaient facilement circuler de main en main et rencontrer une vaste audience. La vida de Contreras ne reste pas encapsulée jusqu’au xxe siècle, puisqu’elle inspire la pièce El rey sin reyno (1625) de Lope de Vega et que les habitués des tavernes du Barrio de las Letras de Madrid ou des Quartieri spagnoli de Naples ont bien pu entendre contées les infortunes du capitaine.

Tous ces documents participent d’un moment culturel qui favorise l’autobiographie. Avec l’humanisme et les nouvelles formes de spiritualités (d’Ignace de Loyola à Thérèse d’Avila), l’introspection prend une place particulière dans la vie des hommes et des femmes des xvie et xviie siècles, tandis que le « je » s’affirme dans le picaresque, chez Lazarillo de Tormes. L’étude des pratiques de l’écrit a démontré que le phénomène ne s’arrêtait pas au monde des élites – on pense par exemple aux travaux de James Amelang ou d’Antonio Castillo Gómez. Les sept vidas de T. Calvo révèlent les particularités culturelles de soldats plutôt issus de la partie favorisée du peuple, et notamment leur familiarité avec l’écrit. Les historiens anglophones en font même un genre particulier, que l’auteur nomme « gunpowder epic » (soit, littéralement, « épopée de poudre à canon »), à l’instar de Miguel Martínez dont l’étude récente embrasse un vaste corpus de récits de soldats. Beaucoup de ces derniers ont été publiés à l’époque et ont rencontré un grand succès comme La Auracana d’Alonso de ErcillaFootnote 2. M. Martínez démontre, d’une part, comment cette littérature interroge le statut de la vérité dans l’écrit et, d’autre part, le rôle subversif de l’exposition crue des violences de guerre engendrées par la politique impériale. T. Calvo est loin d’ignorer la question de la création littéraire – y compris celle de sa propre écriture de l’histoire – non seulement concernant les vidas, mais également, de manière plus surprenante, à propos des témoignages contenus dans un procès « qui peuvent se mesurer à certaines pages de El médico de su honra de Calderón de la Barca ou de La princesse de Clèves » (p. 262).

Toutefois, l’ambition de T. Calvo n’est pas de dresser un portrait type du soldat-écrivain du Siècle d’or. Elle rejoint davantage ce que Michel Vovelle formulait il y a plusieurs décennies : « Un récit de vie, c’est très bien, jaillissant, bouleversant de nouveauté. Dix récits de vie, douze récits de vie : les récurrences apparaissent, les clichés, le fait, évident a posteriori, que ces témoignages individuels sont eux-mêmes très structurés, porteurs d’un discours lui-même reflet de modèles et de conditionnements reçus […]Footnote 3 ». T. Calvo rapporte que son projet de recherche s’intéressait d’abord à la carrière d’Alonso de Contreras aux Amériques – à peu près ignorée de tous, excepté de Jean-Pierre Berthe. Il en résulte que la vie de ce personnage, bien connu des historiens et notamment des historiens de la littérature, constitue le fil conducteur de tout l’ouvrage. Chemin faisant, l’auteur a découvert l’existence d’autres récits similaires pour former ce corpus à la fois cohérent et diversifié, capable de fournir des « récurrences » et des comparaisons. Espadas y plumas (« Epées et plumes ») est ainsi construit dans un va-et-vient entre des moments de la vie de Contreras et des événements méconnus de la grande et de la petite histoire impériale, comme les trois tentatives d’envoyer une armada depuis Cadix à Manille (dans les années 1610) ou l’assassinat de Doña Catalina par son époux le gouverneur des Philippines, Don Alonso Fajardo (en 1621). Le tout dévoile un écheveau de personnages et de relations qui se forment lors d’occasions opportunes, de promotions, d’alliances ou d’inimitiés, dans des contextes et des lieux très variés : « ce lacis est la marque d’un empire qui s’est construit et maintenu, grâce aussi au ciment familial et idéologique. Le cosmopolitisme d’une monarchie quasi planétaire est également remarquable […] » (p. 264).

Dès lors, T. Calvo mobilise des sources très diverses dont il épuise tout le suc. La correspondance entre Juan Ruiz de Contreras, secrétaire du Conseil des Indes, et don Francisco de Tejada y Mendoza, président de la Casa de Contratación, apporte un éclairage précis sur les arcanes du pouvoir, la mécanique de la prise de décision et l’organisation d’une expédition maritime à 620 000 ducats, et montre qu’« il existe une réelle détermination [de la part des agents la Couronne], mais qui s’accompagne d’un manque de clarté » (p. 84). Les arbitrios (« avis ») de Horacio de Levanto, riche marchand et propriétaire d’origine génoise, et d’Hernando Ríos Coronel, prêtre-soldat fondé de pouvoir de Manille à la cour, démontrent l’effervescence d’idées sur le fonctionnement impérial du commerce et des voies de communication, à la recherche d’un équilibre entre les différents emporia (« grands ports ») qu’étaient Manille, Séville, Acapulco, Veracruz, El Callao/Lima, etc.

Avec les relaciones de sucesos (des imprimés de quelques feuillets portant sur un événement) relatives à l’expédition militaire contre les musulmans de Mindanao publiées à Mexico en 1638, T. Calvo s’attaque à la circulation de l’information et à l’émergence d’une opinion publique. Ailleurs, dans un exercice d’histoire régionale et de démographie historique de la province de Sinaloa, où Contreras est nommé capitaine de préside (1636-1638), l’auteur recourt à une ample documentation (enquêtes administratives, cartas anuas des jésuites, comptabilité commerciale). Une lettre de dénonciation du capitaine signée par quatorze soldats du préside « est une perle que nous devons examiner sous toutes ces facettes : politiques, sociales et culturelles » (p. 185). Émergent alors les conditions matérielles de la colonisation d’une frontière avec son commerce de marchandises les plus diverses entretenu par les agents du roi, la religion baroque et tridentine des jésuites qui s’exprime au Sinaloa (des centaines de confessions spontanées, la vénération des images saintes, et des miracles) et le traitement différencié des populations indigènes. Enfin, le procès pour adultère de Doña Catalina – et non pas celui pour uxoricide, qui n’a jamais eu lieu, conformément au droit hispanique qui relègue le meurtre (fréquent) des épouses adultérines à la justice privée – livre les éléments d’une étude minutieuse des relations familiales, de l’honneur, de l’intime et des sentiments au xviie siècle, dans le cadre exotique mais non moins hispanique de Manille.

L’omniprésence des Philippines dans l’ouvrage peut paraître surprenante quand on mesure l’espace occupé par les sept soldats : aucun d’entre eux ne se rend dans l’archipel du Sud-Est asiatique, même si Contreras s’y destinait, avant le naufrage de son armada à la sortie de Cadix. L’empire portugais – la première moitié du xviie siècle correspond à l’Union ibérique – est peu fréquenté, sauf par Toral y Váldes, présent à Lisbonne et Goa. De même, les Indes occidentales tiennent une place limitée dans la trajectoire des soldats, et l’auteur d’en conclure que l’Amérique ne constitue une préoccupation centrale ni pour les soldats ni pour la monarchie (p. 53). Cette affirmation appelle quelques nuances, au moins méthodologiques, puisque l’échantillon de sept soldats est loin d’être représentatif. Le traitement sériel de la masse des relaciones de méritos y servicios (états de services présentés au roi pour demander une promotion) des soldats de la monarchie suggérerait peut-être une autre version.

Quoi qu’il en soit, l’étude des sept vidas éclaire d’un nouveau jour le profil des soldats hispaniques de la monarchie à l’époque de la « révolution militaire ». Leurs terrains d’opération se déploient principalement en Méditerranée, autour de Naples, où ils peuvent mener une vie sédentaire, notamment en se mariant sur place. Ils y jouent également un rôle politique en marquant la présence de l’occupant et en réprimant les nombreuses révoltes dans la vice-royauté. En même temps, Contreras est représentatif d’une large frange de soldats hors de contrôle de la monarchie : il se livre plusieurs années à la course, passe successivement sous le commandement de différents vice-rois et de l’Ordre de Malte, déserte au total quatre fois et s’oppose régulièrement à ses supérieurs. Ces hommes sont donc loin d’être des pions que le roi déplace au gré des batailles : ils sont guidés par l’action et les occasions qu’ils estiment les plus profitables. Leur carrière se termine rarement par une promotion sociale.

Finalement, l’étude de cette « forêt de vies » (p. 35) évoque l’analogie d’une « forêt d’îles » employée par Giovanni Botero pour décrire l’empire espagnol à la fin du xvie siècle. Le parcours des sept soldats se déroule en effet principalement en mer ou dans des régions côtières. Sous la plume de T. Calvo, même les espaces continentaux adoptent une forme liquide. Ainsi de la Nouvelle- Espagne : « cet océan est, en réalité, un archipel, une poussière d’îles concrètement urbaines » (p. 253). Cette formation archipélagique favorise la circulation des personnes (et des biens). Dans l’empire, tout et tout le monde ne circulent pas, mais les possibilités, les « occasions », alimentent une dynamique utile à l’unité impériale.

References

1 Bartolomé et Lucile Bennassar, Les chrétiens d’Allah. L’histoire extraordinaire des renégats, xvie et xviie siècles, Paris, Perrin, [2003] 2006.

2 Miguel Martínez, Front Lines: Soldiers’ Writing in the Early Modern Hispanic World, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2016.

3 Cité dans B. et L. Bennassar, Les chrétiens d’Allah, op. cit., p. 13.