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John Gagné, Milan Undone: Contested Sovereignties in the Italian Wars, Cambridge, Harvard University Press, 2021, 464 p.

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John Gagné, Milan Undone: Contested Sovereignties in the Italian Wars, Cambridge, Harvard University Press, 2021, 464 p.

Published online by Cambridge University Press:  26 April 2023

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Abstract

Type
Guerre et violences politiques (de l’Antiquité à l’âge des Révolutions) (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Les guerres d’Italie du xvie siècle ont représenté un tournant très important dans l’histoire italienne, et même européenne. Cette très longue période de guerre a déterminé la fin de l’équilibre entre les États italiens, si difficilement conservé pendant la seconde moitié du xve siècle, le début des dominations étrangères sur différentes régions de la péninsule et, surtout, l’affirmation politique, militaire et économique des grandes monarchies européennes, contrebalancée par le déclin de la centralité italienne dans le vieux monde. Ce changement des dominations dans le système de pouvoir italien, toutefois, a eu besoin d’être soutenu par une dialectique constante entre dominants et sujets, notamment pour définir une sorte de légitimité à ces nouveaux souverains et à leur pouvoir. Le nouveau livre de John Gagné cherche à reconstituer cette dialectique et à établir la base culturelle du pouvoir souverain.

Ce livre peut même être considéré comme une dissertation très intéressante sur la définition et la création de la souveraineté dans un État de la première époque moderne, durant une période complexe de changements continus, au fil des guerres, de domination. Pendant le xvie siècle, l’État de Milan va s’effondrer, comme nous le dit l’auteur, peut-être avec un peu d’exagération. Cette narration forcée s’avère toutefois fonctionnelle pour donner une idée de la nature exceptionnelle et de la gravité de la période et pour renforcer le contexte dans lequel tout le récit de ce livre est construit. Finalement, au-delà de l’alternance des dominations, reste la nécessité de la légitimation du pouvoir établi de temps à autre. La souveraineté – c’est la thèse principale du livre – n’est pas quelque chose qui peut simplement être transféré d’un sujet à un autre, mais « un argument, un investissement. Ou mieux encore : c’est une idée qui aspire à devenir une pratique » (p. 1) et qui nécessite d’être construite et alimentée en continu. Autrement dit, pour paraphraser une catégorie très populaire des sciences sociales, il s’agit d’une sorte de capital social immatériel, qui, comme les autres typologies de capital, doit être gagné, conservé ou accumulé pour faire face à toute éventualité.

Comparée à celle réservée aux autres États et villes de la péninsule (Florence, Venise et Rome, surtout), l’attention de l’historiographie anglo-saxonne pour la Milan des Sforza a été moindre, au contraire de l’historiographie italienne qui a largement traité ce sujet depuis plusieurs décennies. En effet, l’auteur s’appuie abondamment et de façon pertinente sur cette production, considérant les ouvrages traditionnels comme les plus récents. Il puise également dans les sources manuscrites, consultées dans différentes archives et bibliothèques en Italie (à Milan, Crémone, Florence, Mantoue, Parme, Pavie, Plaisance, Rome, Venise et Vérone), dans toute l’Europe (en Autriche, France et Grande-Bretagne) et même aux États-Unis. Finalement, J. Gagné combine les citations abondantes des sources secondaires avec l’étude directe des sources primaires, largement inédites ou peu considérées jusqu’à présent, pour construire un volume organisé thématiquement. Ce choix a été préféré à un plan chronologique dans la mesure où il permet de se concentrer sur des problèmes spécifiques, de faciliter la reconstruction de ceux liés à la concurrence souveraine dans différentes arènes et de dégager des modèles et des dispositifs systématiques.

Le livre est divisé en trois parties, chacune composée de trois chapitres. La première concerne le défi posé à l’État de Milan par les dominations françaises. La question, qui peut être considérée d’un certain point de vue comme « traditionnelle », concerne les répercussions de ces nouvelles dominations sur les structures de l’État des Sforza. L’auteur analyse ainsi comment les Français se sont intégrés dans le système de pouvoir constitué, d’une part, en s’adaptant à la situation telle qu’établie et, d’autre part, au contraire, en introduisant des changements et en constituant de nouveaux réseaux d’alliance et de pouvoir. Il est bien connu que Charles VIII et ses successeurs ont légitimé leurs droits sur Milan par une ligne directe des Visconti, mais ils sont aussi à la fois passés par la médiation et l’imposition de leur autorité aux élites locales. Le livre constitue ici un excellent exemple de clarté explicative, soulignant et intégrant les questions dynastiques, la création du consensus et du contrôle social dans un territoire aux caractéristiques typiquement communales comme celui de l’Italie septentrionale, l’action de délégitimation simultanée de Ludovic le More et la recherche d’un compromis pour la gestion de ses héritiers.

Ensuite, J. Gagné porte son attention sur les aspects caractéristiques de la propriété, c’est-à-dire la dialectique que les souverains ont nécessairement développée avec la multitude des nobles, des patriciens et des institutions qui étaient de grands propriétaires fonciers et qui avaient des juridictions judiciaires et fiscales un peu partout dans la région. Encore une fois, le livre traite de questions plutôt débattues par l’historiographie, pour la Lombardie comme pour le reste de la péninsule, aboutissant à des conclusions qui ne diffèrent pas trop de celles jusqu’à présent proposées. En somme, il est réitéré que le prolongement de l’état de guerre, ajouté au changement de dominations, rend la transmission de la possession instable, devenant également une occasion d’ascension et de descente sociale rapide.

Les nombreuses actions entreprises par les Lombards et les autres Italiens qui ont développé leurs propres intérêts dans l’État de Milan pour obtenir l’accréditation auprès des nouveaux dominants sont lues et systématisées d’une manière plus originale. Ainsi, la tentative de repositionnement plus ou moins rapide de différentes familles, à la fois pro-françaises et partisanes de Sforza, pour sauver au moins en partie leurs places et leurs biens est clairement mise en évidence. Encore plus intéressante et originale, nous semble-t-il, est l’histoire de la façon dont tous les acteurs impliqués ont tenté de se légitimer en certifiant leur propre mémoire, en recherchant et, si nécessaire, en détruisant des documents conservés dans les archives milanaises. Il s’agit d’un aspect méconnu des rapports de force de cette période, que l’auteur reconstitue de manière approfondie, claire et captivante.

Dans la dernière partie, l’accent est plus proprement mis sur les personnes, particulièrement sur les banniti (c’est-à-dire ceux qui sont forcés ou décident de fuir l’État, en essayant de s’intégrer ailleurs ou en cherchant un moyen d’être à nouveau acceptés dans « leur patrie »), mais aussi sur des individus qui, grâce à leur rôle sur les institutions ecclésiastique ou les communautés rurales et urbaines, contestent et s’opposent au nouveau pouvoir souverain. En parallèle, évidemment, il est également considéré comment ce dernier utilise ces conflits pour limiter la juridiction ecclésiastique (aussi bien que la souveraineté de l’Église en Lombardie) ou des institutions locales. Sur ces aspects, l’auteur confirme que l’expulsion de l’État n’est nullement définitive et que souvent cette forme de diaspora milanaise devient une opportunité pour la construction de réseaux internationaux de crédit et de commerce. Il est en même temps rappelé que la dialectique entre souverain et institutions a été l’occasion de redéfinir certains privilèges et caractéristiques de la fiscalité lombarde qui n’ont pour ainsi dire pas résisté à l’épreuve de « l’État militaire-fiscal » qui s’était progressivement établi, bien que de manière embryonnaire, précisément au début du xvie siècle.

Tout en évoluant dans un domaine pas totalement inconnu de l’historiographie, notamment italienne, l’ouvrage nous offre un récit clair et convaincant de la construction, de l’affirmation et de la légitimation du pouvoir souverain en Lombardie au début de l’époque moderne. Grâce à la lecture généralisée des sources secondaires et à l’intégration de sources inédites, J. Gagné nous emmène dans les plis d’une phase historique importante pour l’État de Milan et aux transitions signifiantes. En effet, cette période n’est pas uniquement celle de la dévolution de Milan à différentes dominations, c’est aussi celle de la fondation des États prémodernes – une construction qui émerge du chaos plutôt que d’une stratégie rationnelle, favorisée par la période de guerre, par une « souveraineté vacillante », pour reprendre une expression maintes fois répétée par l’auteur. Pour tenter d’appréhender cette transformation sortie du désordre, que l’auteur appelle la « défaite de Milan », celui-ci a tendance à accentuer certains aspects de discontinuité au détriment des nombreuses persistances qui traversent – bien que changeantes – la période mouvementée des guerres d’Italie. Au-delà de ces marquages, que l’on peut lire comme une tentative de faire ressortir plus clairement l’ossature de la thèse présentée, l’ouvrage est assurément d’un grand intérêt. Cette histoire politique de la construction de la souveraineté dans l’État de Milan à l’aube de l’époque moderne, fort stimulante, offre un point de départ original pour quiconque souhaite traiter les relations entre les élites milanaises, les institutions locales et les dominations étrangères dans la Lombardie de cette période.