Dans la continuité de son livre sur le jansénisme au xviiie siècleFootnote 1 qui est devenu un classique, Catherine Maire donne un nouvel ouvrage de référence sur le gallicanisme à la même époque, fondé sur une lecture toujours aussi méticuleuse et patiente des sources, des plus célèbres aux plus oubliées. Le sujet, en soi, n’est pas neuf, mais ce livre constitue un apport majeur à son historiographie, au même titre que celui d’Alain Tallon sur « la vision gallicane du monde »Footnote 2. D’abord, parce que chacun des chapitres est l’occasion de remarquables synthèses sur les crises et les grands débats qui ont jalonné cette histoire et qui n’ont jusqu’à présent fait l’objet que d’études distinctes : la déclaration royale de 1730, qui fait de la bulle Unigenitus une loi du royaume et de l’Église ; la réforme du vingtième (1749), qui pose la question du statut des biens ecclésiastiques ; la crise des refus de sacrements, qui pose celle du droit de regard de la puissance publique sur les prérogatives spirituelles du clergé ; l’expulsion des Jésuites (1762-1764) et la Commission des réguliers (1766), qui interrogent le statut des réguliers dans le royaume ; le mariage des protestants légalisé par l’édit de 1787, qui renvoie aux fondements théoriques du droit public et à la place du religieux dans sa définition. Ensuite, parce que l’ouvrage propose une vraie lecture et interprétation de cette histoire, de laquelle il dégage avec clarté et de façon très convaincante les lignes de force d’une évolution. Enfin, parce qu’en partant du problème posé par les « objets mixtes » qui ressortissent du spirituel comme du temporel et dont l’extension se fait de plus en plus large, il pose clairement la question du rapport entre la politique et la religion comme un objet total et transversal qui doit être examiné aussi bien du point de vue de la théologie politique que des idées politiques et de la philosophie.
Dans l’introduction, l’autrice retrace l’histoire du gallicanisme jusqu’à l’Unigenitus et plus particulièrement au cours du xviie siècle, la notion devenant alors de plus en plus complexe : elle implique en effet un nombre croissant d’instances qui interviennent dans les relations entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel. L’autonomisation du pouvoir royal dans son combat contre les empiétements du pouvoir pontifical, marquée par la Pragmatique Sanction de Bourges (1438) et le concordat de Bologne (1516), lui permet d’enrôler progressivement le clergé dans cette dynamique et de le placer ainsi sous son contrôle. Deux épisodes constituent des étapes décisives : le contrat de Poissy (1561), qui ouvre la voie à la participation régulière du clergé aux finances de la monarchie, et la déclaration des Quatre Articles (1682), qui détermine l’aboutissement et le succès de la politique multiséculaire poursuivie par le pouvoir royal : « [s]ous couvert de cette alliance en trompe-l’œil [avec Rome], tout le monde est devenu gallican sans même s’en rendre compte » (p. 47).
Mais la mise en place du système gallican s’accompagne de la complexification des interactions en son sein, la monarchie donnant naissance à des instances qui revendiqueraient à leur tour leur autonomie face à elle. D’une part, la magistrature prétend à une place privilégiée dans l’organisation du pouvoir monarchique et, d’autre part, les assemblées du clergé, en se régularisant à partir du règne de Louis XIII, servent de tribune au corps épiscopal bien au-delà des raisons financières qui avaient motivé leur création et, ce faisant, comme le souligne l’autrice, dévitalisent le conciliarisme en France. On peut donc affirmer qu’à son corps défendant, le gallicanisme royal a favorisé deux autres gallicanismes qui vont, au cours du xviiie siècle, entrer en opposition ou en concurrence non seulement avec lui, mais aussi entre eux : le gallicanisme parlementaire et le gallicanisme épiscopal. Comme le montre très bien C. Maire, cet imbroglio dans lequel la monarchie va se perdre peut se lire a posteriori comme un enchaînement inéluctable dont le ressort est mis au jour au Siècle des Lumières et pour lequel on mettra encore plus d’un siècle à tirer définitivement la leçon. Le livre repose donc sur une véritable dramatique qui tient le lecteur en haleine : la recherche du partage et de l’équilibre impossible entre temporel et spirituel, recherche obnubilée par une représentation holiste du corps politique dont on ne parvient pas à se dégager. La bulle Unigenitus (1713) constitue le point d’orgue de la politique et de la vision louisquatorzienne de l’unité du royaume autour de son roi, représentant de Dieu. La réduction des jansénistes s’inscrit dans la continuité de l’invisibilisation des protestants par la révocation de l’édit de Nantes (1685), toutes deux chroniques d’un échec annoncé. Elles constituent le revers de la médaille gallicane sur l’avers de laquelle brille le soleil des Quatre Articles.
La bulle est aussi une bombe léguée par le vieux monarque à son arrière-petit-fils : tout en constituant l’aboutissement cohérent et logique d’une politique, elle remet également en cause cette dernière. En effet, l’édit de 1685 avait tenté de clarifier les limites et de définir les compétences respectives des pouvoirs temporel (la magistrature) et spirituel (l’épiscopat), tout en maintenant un contrôle du premier sur le second par la procédure de l’appel comme de l’abus. En enrôlant Rome dans sa politique, Louis XIV déstabilise l’équilibre qu’il a cru installer et la bulle relance ainsi la querelle sur les limites respectives des deux puissances, constitutive de l’Ancien Régime monarchique et dont les épisodes jalonnent l’ensemble du xviiie siècle. La religion constitue l’objet politique par excellence de ce siècle, la véritable question étant de savoir s’il convient de parachever ou non l’intégration de l’Église à l’État, déjà largement entamée à la mort de Louis XIV.
Les rebondissements de la longue querelle de l’Unigenitus (la déclaration royale de mars 1730, l’affaire des billets de confession de 1748-1756, l’expulsion des Jésuites entre 1762 et 1764) relèvent bien de cette politisation du religieux et posent la question centrale de la place de l’Église dans l’État au même titre que les autres grandes querelles impliquant le clergé (la réforme fiscale du vingtième en 1749, la Commission des réguliers réunie en 1766, le mariage des protestants). Au terme de ce parcours, la Constitution civile du clergé du 12 juillet 1790 apporte une fausse solution, de même que le Concordat de 1801 et ses articles organiques. À l’équilibre introuvable entre les deux puissances dès lors que l’on recherche leur union une seule réponse : la séparation, acquise beaucoup plus tard, en 1905. Mais il faut au préalable avoir su penser le pluralisme, ce dont les constituants de 1789 ou Bonaparte étaient aussi incapables que les monarques, les magistrats ou les évêques de l’Ancien Régime.
Ce qui fait de ce livre un grand livre, c’est d’abord la puissance de sa démonstration qui, en prenant le recul nécessaire (« L’histoire religieuse, entendue comme elle doit l’être, dans ses liens avec le mouvement général des esprits et dans ses rapports avec la politique, est décidément l’histoire de la plus longue durée », p. 475), propose d’appréhender une évolution sur une large période tout en fournissant les clefs qui permettent de comprendre comment les ressorts du long terme agissent dans des conflits du court terme. Autrement dit, les acteurs, sur le moment et quelle que soit leur lucidité, semblent agis par des logiques qui les dépassent et qui découlent d’une contradiction interne structurelle du catholicisme, y compris lorsque celui-ci cesse d’être une politique : l’impossibilité d’une paix définitive et permanente entre temporel et spirituel, même en régime de séparation des deux puissances. Dans les dernières pages du livre, dépassant inévitablement son cadre chronologique, l’autrice identifie clairement les bases sur lesquelles la loi de 1905 a su établir la paix religieuse. Du côté de l’État, c’est sa désacralisation (« non sans peine », p. 475) et sa promotion au rôle de protecteur des libertés qui fondent l’organisation sociale ; du côté de l’Église, c’est son cantonnement définitif à un rôle spirituel (ce que l’autrice appelle sa « spiritualisation », déjà en marche dans le système gallican) et sa réduction à une composante de la société dont l’État protège les libertés : « l’Église allait abandonner, à regret, ses prétentions à orienter la vie publique » (p. 475). Cette réserve discrètement insérée invite à la réflexion, tant ce « regret » semble avoir la vie dure ; l’on pourrait facilement montrer, jusque dans une actualité récente et parfois pénible, d’une part que l’Église ne renonce pas à ce rôle, quitte à le jouer autrement, d’autre part que le partage absolu entre spirituel et temporel peut devenir une revendication moralement condamnable et intenable aux yeux de la société.
Grand livre aussi en ce qu’il réintègre l’étude de la philosophie politique des Lumières aux débats politiques français, débats dont le religieux est de loin l’élément central. C. Maire abolit ainsi la frontière entre historiographie religieuse et historiographie des Lumières, champs trop souvent étanches l’un à l’autre. En contrepoint de chacun des chapitres qui, en suivant la chronologie, étudient les grands moments de polémique et de débat, un second est consacré à l’étude de la pensée politique d’un auteur, de l’abbé de Saint-Pierre à d’Holbach en passant par Voltaire, Montesquieu et Rousseau, et plus particulièrement à la manière dont chacun s’est approprié les termes du débat public contemporain pour y intervenir ou pour penser la question de fond qui constitue le fil rouge de cette histoire et du livre, à savoir le rapport entre politique et religion. Inversement, c’est l’étude de la pensée gallicane qui se trouve réinsérée dans une histoire des idées plus large, par l’analyse des auteurs bien connus des spécialistes pour le xviie siècle (Pierre Pithou, Edmond Richer, Pierre Dupuy, Pierre de Marca) et le xviiie siècle (Matthieu Petitdidier, Louis Adrien Le Paige, Henri Philippe Chauvelin, Vivien de La Borde, Gabriel Nicolas Maultrot, Jean-Étienne-Marie Portalis, etc.), mais aussi de ceux, le plus souvent ecclésiastiques ou avocats ou encore magistrats et simples laïcs, moins secondaires que trop souvent négligés jusque-là par l’historiographie (Barjeton, Gaultier, Guéret, le chevalier de Beaumont, Jean Novi de Caveirac, Poan de Saint-Simon et bien d’autres encore), sans oublier les lettres pastorales des évêques ni les périodiques, à commencer par les Nouvelles ecclésiastiques. À travers toutes ces voix et au-delà de leurs divergences, l’autrice met en évidence la pluralité des positions au sein de chaque courant, à commencer par le « gallicanisme » qui, en tant que « doctrine », existe sans doute autant et aussi peu que le jansénisme.
C. Maire dégage de cette profusion d’écrits, qui ont participé de la constitution d’un espace public, une évolution convergente dont la formalisation est cristallisée de manière récurrente au fil du livre, comme autant de mises en évidence du fil rouge qui le parcourt, mais plus particulièrement en son milieu, dans le chapitre sur la crise des refus de sacrements. La progressive et irrésistible « spiritualisation » de l’Église, intégrée par les prélats eux-mêmes, « l’éloigne sensiblement de l’image même de ‘puissance’ qu’elle devait à son association au pouvoir politique et à son intrication avec la hiérarchie sociale » (p. 228). Elle révèle la dissociation du « bloc des religiosités soudé autour du pouvoir royal […] : le sacré rituel de la religiosité de l’Église, le sacré politique de la religiosité de l’État, le sacré existentiel de la religiosité populaire » (p. 229). Ainsi, cette histoire du gallicanisme ouvre des perspectives d’interprétation beaucoup plus larges de l’évolution religieuse de la deuxième modernité en France, en mettant en évidence un isolement croissant de la hiérarchie ecclésiastique face au pouvoir royal d’une part et face à « la religion communautaire des simples fidèles d’autre part ». Pour cette dernière, il n’est pas sûr que les refus de sacrements aient été le révélateur d’une dissociation en fait bien plus ancienne, comme l’ont bien montré les travaux sur cet objet malaisément assignable que l’on appelle « religion populaire », mais cette discussion n’est pas essentielle au propos de C. Maire. En revanche, l’idée de cette dissociation apporte un élément majeur au débat sur la désacralisation de la monarchie au xviiie siècle : plutôt qu’un effet, au mieux de la critique des Lumières, au pire de l’immoralité du roi et de la cour, il faut y voir la conséquence de ce délitement interne du « bloc des sacralités », dont la monarchie constituait la clef de voûte.