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Le désintéressement

Published online by Cambridge University Press:  25 May 2018

Lucien Karpik*
Affiliation:
Centre de Sociologie de l'Innovation École des Mines, Paris

Extract

Depuis l'Ancien Régime, les avocats ne cessent de proclamer que le désintéressement est un devoir, que l'honneur commande et non la fortune. Comment se fait-il qu'une morale apparemment hors du monde ait pu être si durablement revendiquée ? Que confrontée au marché, la profession n'ait cessé de fonder ce qui l'anime sur le détachement des intérêts matériels ? Cette orientation qui a traversé les siècles et qui, aujourd'hui persiste encore, quoique sous une forme plus modeste, semble déjouer l'histoire. Par sa permanence même, elle n'a cessé d'alimenter les deux interprétations contraires de l'angélisme et de l'illusion, du spiritualisme et de la mystification. Mais l'oscillation tient tout entière à une certaine définition du phénomène. A le suivre dans ses connexions et ses ramifications, le désintéressement, loin de se limiter à la formulation d'un impératif abstrait et général qui s'appliquerait en quelque sorte de l'extérieur aux comportements des avocats, désigne un ensemble complexe et variable de définitions, de doctrines, de règles et de situations que la profession a instauré et transformé et par lequel elle a donné une forme concrète à ses relations avec la justice et la société.

Summary

Summary

Selflessness constituted the main strategy through which the legal profession, threatened by strengthening of the State and development of the capitalist market, managed to preserve its social being. This principle of action—whose course from ils beginnings at the end of the 17th century until its waning in the 1950's is examined here—is expressed in writings, speeches, doctrines, rules, disciplinary practices, and more generally speaking, in the organization of a specifie economie System. The similarities between this economy of moderation and primitive exchange show the generality of this practice: selflessness allows one to concretely establish balanced mutual exchange, thus transforming enemies and indiffèrent parties into allies, and to thereby main tain, in the face of adverse forces, the permanence of the collectivity's mode of existence.

Type
Modèles Culturels et Pratiques Savantes
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1989

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References

Notes

* Version remaniée d'une communication présentée au Colloque sur la sociologie du droit, organisé par la Société française de sociologie (Bordeaux, 1987).

1. H. F. D'Aguesseau, « L'indépendance de l'avocat », dans Dupin Aine, Profession d'avocat, recueil de pièces concernant l'exercice de cette profession, Paris, 1832, pp. 550-560. D'Aguesseau est, à l'époque, avocat général au parlement de Paris ; il sera nommé, quelques années plus tard, chancelier. Le terme de désintéressement, qui n'apparaît dans la langue française que dans la seconde moitié du siècle, ne figure pas dans le Discours : ce qu'il désigne est nommé « vertu ».

2. Fitzsimmons, M. P., The Parisian Order of Barristers and the French Révolution, Cambridge, Harvard University Press, 1987.Google Scholar

3. La naissance officielle de l'avocat des Cours séculières date des ordonnances de Philippe le Hardi (1274) et de Philippe le Bel (1291). Dans une période marquée par la condamnation du gain, les ordonnances imposent la défense gratuite des indigents et un maximum pour les honoraires. L'interdiction explicite du négoce n'apparaît, semble-t-il, que dans la seconde moitié du xrve siècle lorsque l'indignité sociale du commerce devient moins évidente. Dans son Histoire des avocats au parlement et du barreau de Paris, Paris, 1813, t. I, p. 283, M. Fournel indique parmi les pratiques qui pouvaient entraîner, au XIVe siècle, « l'animadversion » de l'Ordre : « de faire preuve d'une ignoble avidité, en mettant à trop haut prix ses travaux et ses talents » et « de mélanger quelque emploi ou commerce avec la profession d'avocat ». Sur la question, voir R. Delachenal, Histoire des avocats au parlement de Paris (1300-1600), Paris, 1885.

4. Le Discours illustre un genre qui, à l'époque, mobilise les moralistes et les philosophes. Voir A. O. Hirschman, Les passions et les intérêts, Paris, Presses Universitaires de France, 1980. L'auteur indique que l'intérêt, dans son sens restreint d'avantages matériels ou économiques, apparaît en France dans la seconde moitié du xvne siècle.

5. Le sens réel du Discours est livré par la célébration finale des magistrats : « Apportez aux fonctions du barreau un amour de la justice digne des plus grands magistrats ». C'est la défense des libertés particulières du parlement qui fonde la critique de l'absolutisme royal. La référence à la profession n'est qu'une ruse mais c'est une ruse crédible.

6. D'Aguesseau suit étroitement la philosophie politique développée par É. de La Boétie dans Le discours de la servitude volontaire, 1548, rééd. Paris, Éditions Payot, 1976, qui circule clandestinement depuis un siècle.

7. A. Loisel, Pasquier ou dialogue des advocats du parlement de Paris, 1604, reproduit dans A. Dupin, op. cit.

8. C'est autour de ce drame, qui menace de réduire les avocats en « des gens de néant » que s'organise tout entier le texte de A. Loisel, ibid. G. Huppert indique que « Quand le siècle s'achève, les frontières de classe deviennent plus rigides : les avocats et les procureurs qui sont fils de bourgeois, d'honorables hommes, se heurtent à la quasi-impossibilité de rejoindre l'élite », dans Bourgeois et gentilshommes. La réussite sociale en France au XVIe siècle, Paris, Éditions Flammarion, 1983, p. 33.

9. D'où la mutinerie de 1602 dont le récit est fourni par Loisel. Le soulèvement collectif qui oppose les avocats de Paris au pouvoir royal, s'apparente aux multiples révoltes paysannes contre l'intervention de l'État aux XVIe et XVIIe siècles. Voir Y.-M. Bercé, Croquants et nu-pieds, Paris, Éditions Gallimard-Julliard, 1974.

10. Sur la formation historique du public, voir J. Habermas, L'espace public, Paris, Éditions Payot, 1986 et Koselleck, R., Le règne de la critique, Paris, Éditions de Minuit, 1979.Google Scholar

11. « Il ne faut point qu'un avocat se mêle d'aucune affaire étrangère à sa profession. Rien ne doit être plus pur que la profession d'avocat, le moindre mélange la gâte et l'altère », Boucher D'Argis, Règles pour former un jeune avocat, 1778.

12. « La profession d'avocat est en général incompatible avec toute profession, qui peut faire l'occupation capitale d'un homme. Elle l'est avec les charges érigées en offices ; elle l'est avec les places qui rendent subalternes, et auxquelles il y a des gages attachés », Le Nouveau Dénizart, op. cit., II, p. 748, la profession d'avocat « étant toute noble et indépendante, est incompatible avec tous les emplois qui dérogent ou qui rendent dépendant d'autrui », Jousse, Traité de l'administration de la Justice, Paris, 1771, t. II, p. 475 cité par F. Delbeke, L'action politique et sociale des avocats au XVIIIe siècle, Louvain, 1927, pp. 86-87.

13. Pour une présentation des données sur les honoraires et un examen des jugements de l'opinion publique au XVIIIe siècle, voir F. Delbeke, op. cit., pp. 123-126. L'auteur conclut que « le désintéressement est la vertu qui frappe le plus la foule, parce qu'elle est à ses yeux la garantie des autres ». Voir aussi A. Poirot, Le milieu socio-professionnel des avocats au parlement de Paris à la veille de la Révolution (1760-1790), thèse de l'École Nationale des Chartes, 1977.

14. S. Maza, « Le tribunal de la nation : les mémoires judiciaires et l'opinion publique à la fin de l'Ancien Régime », Annales ESC, 1987, n° 1, pp. 73-90.

15. Le libre gouvernement de la profession s'affirme par l'élection au suffrage universel et par la primauté de l'assemblée générale sur les autorités élues.

16. « … le rétablissement du tableau des avocats comme un des moyens les plus propres à maintenir la probité, la délicatesse, le désintéressement, etc. » (décret de 1810). « Les conseils de discipline sont chargés de maintenir les principes de modération, de désintéressement et de probité » (ordonnance de 1822), « Les attributions du Conseil de l'Ordre consistent… 2) à maintenir les principes de modération, de désintéressement et de probité » (décret de 1920), « Le Conseil de l'Ordre a pour tâche, notamment… 3) de maintenir les principes de probité, de désintéressement, de modération et de confraternité sur lesquels repose la profession » (loi du 31 décembre 1971 sur la création de la nouvelle profession d'avocat).

17. M. Mollot, Règles de la profession d'avocat, Paris, 1842 est le premier traité ; il sera suivi de bien d'autres.

18. La prise en charge de l'assistance judiciaire est un choix volontaire du barreau comme le montre le refus de la loi de 1851 qui ouvrait droit à une rémunération de la défense. Elle ne disparaît qu'avec la loi de 1972 qui assure le financement public de l'aide judiciaire.

19. Ces brèves indications s'appuient sur une analyse des 141 jugements qui relèvent des règles traitant du désintéressement (le lien est explicitement indiqué par un système de renvois réciproques) ; ils font partie du corpus de « précédents » publié en 1866, dans la seconde édition du traité de Mollot. Cette large publication des décisions disciplinaires sera par la suite abandonnée.

20. La littérature romanesque et professionnelle l'indique clairement. Celle qui voit le jour au tournant du siècle est la plus intéressante en ce qu'elle dessine une réalité qu'elle critique souvent vivement. Ainsi, A. Juhelle dans son roman Sous la toque, Paris, 1901, met en scène un jeune avocat qui affronte toutes les difficultés du métier et développe une thèse générale que résume l'extrait suivant : « Tous ces règlements, c'était magnifique il y a cinquante ans, quand le nombre des membres du barreau était trois ou quatre fois moindre. Les réformes voyez-vous, c'est une question de vie ou de mort pour le barreau ». M. Moysen se fait explicitement le porte-parole des petits et des modestes dans sa brochure Le barreau de Paris, réformes pratiques, Paris, 1898. Il dresse un réquisitoire de l'organisation de la profession et formule une longue liste de revendications : possibilité pour l'avocat de diriger le contentieux des grandes affaires commerciales ou industrielles, de prendre part à l'organisation des sociétés financières, de recevoir des fonds et de les offrir à la barre, de recourir à une publicité limitée, etc. La poussée réformiste est inséparable d'une crise économique qui se développe vers la fin du siècle (voir n. 25).

21. L'arrêté de 1865 prévoit que la fonction d'avocat est incompatible avec les fonctions de membre du conseil d'administration d'une société anonyme ou d'une société à responsabilité limitée, de membre du conseil de surveillance dans une société en commandite, et de commissaire d'une société à responsabilité limitée.

22. Les quelques revirements jurisprudentiels qui interviennent vers la fin du siècle ne modifient guère une pratique qui ne va se transformer qu'à partir des années 1950 : le changement sera consacré et élargi par la loi de 1971 sur la nouvelle profession d'avocat.

23. L'identité collective héritée de l'Ancien Régime ne peut expliquer, à elle seule, l'ampleur et la continuité du désintéressement. Sans entrer dans une explication qui serait longue, indiquons que l'orientation vers le marché des affaires fait l'objet de débats dans les années 1830-1840, le refus extrémiste du changement n'intervient que plus tard ; que cette orientation est inséparable de l'engagement politique des avocats qui va les conduire à de grands succès : popularité des avocats politiques en particulier sous la Restauration et la monarchie de Juillet, réussites électorales à partir de la monarchie de Juillet, positions ministérielles sous la Deuxième République et présence massive au sein de l'État sous la Troisième République. Pour défendre une stratégie et les avantages qui y étaient associés, les avocats, dans une France encore largement précapitaliste et dans laquelle le politique et l'enrichissement illimité sont considérés comme antinomiques, ont maintenu, voire renforcé, le refus du marché capitaliste.

24. Pour les décisions disciplinaires, le droit à l'appel, qui est prévu pour les peines les plus lourdes (suspension et radiation), n'est que rarement exercé et pour l'inscription au tableau, les décisions sont prises en premier et dernier ressort : le pouvoir du conseil de l'Ordre est dit « illimité » ou « omnipotent ». Ce n'est qu'à partir de la fin des années 1860 que les tribunaux vont intervenir pour faire reconnaître le droit commun de l'appel et, au travers d'un conflit prolongé, fixer des limites à l'action du barreau.

25. La crise économique, qui touche une partie du barreau à partir des années 1880, tient à un accroissement du nombre des avocats beaucoup plus rapide que celui des affaires : entre 1880 et 1920, les effectifs de la profession ont augmenté de plus de 100 %, les affaires criminelles, civiles et correctionnelles de 17 %, les affaires commerciales ont diminué, voir F. Payen, Le barreau, Paris, Éditions Grasset, 1934, pp. 60-61.

26. L'ambiguïté de la situation est bien marquée par A. Boigeol, Les avocats et les justiciables démunis. De la déontologie au marché professionnel, thèse, Paris, Université René Descartes, 1980. En Angleterre, dans un contexte différent, le processus est analogue, G. Mungham, P. A. Thomas, « Solicitors and Clients : Altruism or Self-Interest ? », dans R. Dingwall, P. Lewis eds, The Sociology of the Professions, 1983, pp. 131-151.

27. R. Koselleck, op. cit.

28. L'argument a été plus particulièrement présenté par la sociologie critique des années 1960- 1970. Voir par exemple, J. B. Mckinlay, « On the Professional Régulation of Change », dans P. Halmos éd., Professionalization and Social Change, University of Keele, 1973, pp. 61-84. La thèse de l'hypocrisie ou de la mystification professionnelle s'appuie sur l'écart constaté entre les règles et les pratiques. Mais le jugement dépend du sens que l'on assigne au désintéressement. Comme on le montre plus loin, la catégorie morale n'est pas un absolu, elle est une force qui vise à limiter la passion contraire de l'intérêt égoïste : la conformité aux règles est donc d'emblée problématique. Pour une perspective qui va dans le même sens, voir dans l'ouvrage cité, l'introduction de P. Halmos. L'auteur illustre son propos de la façon suivante : « One has a sneeking feeling that the professional's claim for altruism may not be any more mythical that the sociologist's claim for honesty, scrupulosity and veracity ; both are aspiration and both are at time extravagant », p. 13.

29. A. Abbot, « Jurisdictional Conflicts : A New Approach to the Development of Légal Professions », American Bar Foundation Research Journal, 2, 1986, pp. 187-224. P. Bourdieu, « La force du droit », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 64, sept. 1986, pp. 3-19. M. S. Larson, The Rise of Professionalism, Stanford, California University Press, 1977.

30. En 1810, un avoué nouveau est créé ; il détient le monopole de la postulation et dispose, concurremment avec les défenseurs officieux, du droit de plaidoirie. Le monopole de la plaidoirie des avocats est rétabli partiellement en 1812 et complètement en 1822.

31. La doctrine de l'honoraire comme don est affirmée dès le début du siècle : « Les avocats à la cour royale de Paris n'exigent rien de leurs clients ; comme vous le savez bien, ils se contentent de ce qu'ils veulent bien leur donner, et celui qui aura recours à la justice pour se faire payer de ses honoraires annoncerait par là même qu'il ne veut plus être avocat et serait à l'instant rayé du tableau, nous aimons mieux courir la chance de l'ingratitude que de nous écarter de la règle qui nous y expose, persuadés que l'indépendance et la considération dont nous jouissons dépendent en grande partie de là » (lettre du 17 décembre 1819 du bâtonnier Archambault au procureur général), dans M. Mollot, Règles de la profession d'avocat, Paris, 1866, II, pp. 288-289. On la retrouve formulée de façon encore plus systématique vers la fin du siècle : « L'honoraire, dans son chiffre et pour sa remise, doit être volontaire et spontané. L'avocat ne discute pas une question d'argent avec son client. Il n'exige rien de celui-ci ni avant, ni après le procès », M. Cresson, Usages et règles de la profession d'avocat, Paris, 1888, p. 305.

32. J. Appleton, Traité de la profession d'avocat, Paris, 1928, p. 410. Un demi-siècle plus tard, la conception reste inchangée : « Le désintéressement, c'est d'abord le refus d'adopter la règle du profit maximum, c'est le refus de demander, en tout cas chaque fois et toujours, une stricte proportion entre l'effort fait, le service rendu et l'honoraire, c'est une façon de ne pas aller jusqu'au bout de son dû », ANA, Le défi de la profession libérale, Paris, Éditions Dalloz, 1974, p. 170. La logique de l'économie de la modération limite singulièrement la pertinence de l'analyse économique néo-classique. Voir L. Karpik, « L'économie de la qualité », Revue française de Sociologie, 1989, 2.

33. M. Sahlins, « De la sociologie de l'échange primitif », dans Age de pierre, âge d'abondance, Paris, Éditions Gallimard, 1976.

34. Le Discours de d'Aguesseau manifeste clairement le principe de compensation des passions contraires et non moins fermement la relation entre le désintéressement et l'indépendance : « N'oubliez jamais que comme la vertu est le principe de votre indépendance, c'est elle qui l'élève à sa dernière perfection ».