Hostname: page-component-78c5997874-mlc7c Total loading time: 0 Render date: 2024-11-06T06:12:03.614Z Has data issue: false hasContentIssue false

Quelle science pour quelle démocratie? Lu Xun et la littérature de fiction dans le mouvement du 4 mai

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Sebastian Veg*
Affiliation:
Centre d’Études français sur la Chine contemporaine, Hong Kong

Résumé

Le mouvement du 4 mai 1919 est généralement associé aux appels en faveur de « Monsieur Science et Monsieur Démocratie » d’activistes comme Chen Duxiu, dont les théories restent souvent prisonnières d’une vision à la fois scientiste et instrumentale, conduisant directement du darwinisme social au marxisme. L’appel à la littérature comme vecteur de diffusion des idées nouvelles a cependant donné naissance à un autre courant de réflexion dont Lu Xun est le représentant central. Cet article cherche à montrer comment Lu Xun, dans ses nouvelles, a rejeté l’instrumentalisation aussi bien de la littérature que du savoir sur l’homme que celle-ci véhicule. Se détournant de la morale comme du culturalisme biologique, il traite les difficultés rencontrées par la démocratie en Chine à travers une analyse des mécanismes sociaux qui entravent une plus grande autonomie individuelle. Par ce tournant épistémologique, et par sa volonté de thématiser de façon réflexive la position de l’écrivain comme observateur du social, Lu Xun peut être considéré comme un pionnier dans l’émergence du discours des sciences sociales modernes en Chine.

Abstract

Abstract

The May Fourth movement of 1919 is generally associated with calls by activists like Chen Duxiu in support of “Mr Science and Mr Democracy.” However, their theories often remain within the framework of a scientistic and instrumental understanding of science, leading directly from Social Darwinism to Marxism. On the other hand, the call to literature as a vector for the “new thinking” resulted in a distinct current of thought that can be associated with writer Lu Xun. This essay attempts to show how, in his fiction, Lu Xun rejected the instrumentalisation both of literature and of the knowledge on human society that it encapsulates. Turning away from both moralism and biological culturalism, Lu Xun discussed the difficulties encountered by democracy in China by analyzing the social mechanisms through which individual autonomy was repeatedly repressed. By virtue of this epistemological turn, and of his systematic attention to the reflexive position of the writer as an observer of social reality, Lu Xun can be considered as a pioneer in the emergence of a discourse of modern social sciences in China.

Type
Fiction
Copyright
Copyright © Les Áditions de l’EHESS 2010

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

1 - Les ouvrages de référence sur le 4 mai sont l’étude pionnière de Tse-tsung, Chow, The May Fourth Movement: Intellectual revolution in modern China, Cambridge, Harvard University Press, 1960 Google Scholar, et la mise en perspective de Bianco, Lucien, Les origines de la révolution chinoise 1915-1949, Paris, Gallimard, [1967] 2007 Google Scholar. On citera également pour mémoire: Schwarcz, Vera, The Chinese Enlightenment: Intellectuals and the legacy of the May Fourth movement of 1919, Berkeley, University of California Press, 1986 Google Scholar.

2 - Duxiu, Chen, « Xin Qingnian zui’an zhi dabian shu » (Réfutation des accusations dirigées contre Nouvelle jeunesse, 15 janvier 1919), Duxiu wencun xuan (Choix des écrits de Duxiu), Guiyang, Guizhou jiaoyu, 2005, p. 107 Google Scholar. Voir aussi L. Bianco, Les origines de la révolution chinoise..., op. cit., p. 79-81. Chow Tse-tsung, The May Fourth Movement..., op. cit., p. 61, rattache ce texte aux théories de Luo Jialun, selon lesquelles la démocratie et le socialisme coexisteraient après la révolution, inspirées selon lui par l’ouvrage de Weyl, Walter E., The new democracy: An essay on certain political and economic tendencies in the United States, New York, The Macmillan company, 1912 Google Scholar, et de celui de Leacock, Stephen B., Elements of political science, Boston, Houghton Mifflin Co., 1906 Google Scholar.

3 - Chen Duxiu, « Wenxue geming lun » (Théorie de la littérature révolutionnaire), Duxiu wencun, op. cit., p. 80.

4 - Chevrier, Yves, « Antitradition et démocratie dans la Chine du premier XXe siècle », in Delmas-Marty, M. et Will, P.-É. (dir.), La Chine et la démocratie, Paris, Fayard, 2007, p. 369-430 Google Scholar, en particulier p. 420-427, parle à ce sujet d’un mouvement de « désinstitutionnalisation ».

5 - Ce débat sur l’existence d’une littérature vernaculaire dans la Chine prémoderne est récurrent. Les activistes ont voulu dépeindre leur « nouvelle fiction » comme dénuée de précédent dans l’histoire littéraire chinoise; en réalité elle est l’héritière d’un corpus important constitué au moins à partir de la dynastie Yuan (XIIIe siècle).

6 - Schaeffer, Jean-Marie, Pourquoi la fiction, Paris, Éd. du Seuil, 1999, p. 213-219 Google Scholar, distingue deux grands types de modèles, nomologiques et mimétiques, ces derniers étant subdivisés selon le type de contrainte qui les régit (homologie ou analogie). Nous nous démarquons donc aussi bien des théoriciens de l’autonomie radicale de l’esthétique, qui coupent tout lien entre la fiction et le réel sociohistorique, que des apologètes d’un réalisme « emblématique » qui croient pouvoir identifier dans chaque personnage de la fiction un « type » ou une « classe » sociale.

7 - Voir à ce sujet par exemple Lee, Leo Ou-fan, «May Fourth: Some Fin-de-Siecle reflections », Harvard Asia Quarterly, III-3, 1999, http://www.asiaquarterly.com/content/view/39/40/ Google Scholar. Voir aussi: Zehou, li, «Qimeng yu jiuwang de shuangcheng bianzou » (Lumières et salut national: une variation à deux thèmes), Zhongguo xiandai sixiangshi lun (Études sur l’histoire intellectuelle de la Chine moderne), Pékin, Dongfang, 1987, p. 25-41 Google Scholar. La critique la plus informée de cette théorie est venue récemment de Fung, Edmund S. K., In search of Chinese democracy: Civil opposition in nationalist China, 1929-1949, Cambridge, Cambridge University Press, 2000 CrossRefGoogle Scholar.

8 - Cette thèse a été récemment remise en question par Huang, Max Ko-Wu, comme l’écrit Tze-Ki Hon dans un compte rendu publié dans China Perspectives, 3, 2009, p. 118 Google Scholar: « Contrairement à Schwartz, Huang considère Yan comme un soutien ardent du libéralisme qui n’avait pas la moindre intention de subordonner le moi à la société, le privé au public, et le citoyen à la nation. » Voir Huang, Max Ko-Wu, The meaning of freedom: Yan Fu and the origins of Chinese liberalism, Hong Kong, Chinese University of Hong Kong Press, 2008, p. 47-51 Google Scholar.

9 - Cette lecture est développée par Nathan, Andrew J., Chinese democracy, New York, Knopf, 1985, en particulier p. 55-63 Google Scholar.

10 - Dans une analyse récente du pragmatisme de Hu Shi, Joël Thoraval évoque aussi le choix de son prénom « Shizhi » (« adapté », « apte ») qui provient de l’expression chinoise shizhe shengcun: « la survie des plus aptes ». Voir Thoraval, Joël, « La tentation pragmatiste », in Cheng, A. (dir.), La pensée en Chine aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2007, p. 403-404 Google Scholar, n. 21.

11 - Pour une discussion plus générale des « fictions démocratiques » dans une optique comparative, nous renvoyons au chapitre 5 de notre étude : Veg, Sebastian, Fictions du pouvoir chinois. Littérature, modernisme et démocratie au début du XXe siècle, Paris, Éd. de l’EHESS, 2009 Google Scholar.

12 - Chen Duxiu partage le point de vue répandu à l’époque qui consiste à comprendre la démocratie comme un ethos: il emploie dans le passage cité plus bas les mots jingshen jie (horizon intellectuel) et shidai zhi jingshen (esprit du temps). Il anticipe en cela sur la diffusion des thèses de Dewey à partir de 1920 (J. Thoraval, « La tentation pragmatiste », art. cit., p. 107, souligne l’importance en Chine de sa définition de la démocratie comme «culture partagée »). Chen a pu également prendre connaissance des thèses de Max Weber sur « l’éthique » protestante et « l’esprit du capitalisme » via les publications japonaises, puisque Kawada Shirô publie en 1910 Shihon shugi teki seishin (L’esprit du capitalisme; seishin étant le même mot que jingshen ): voir Schwentker, Wolfgang, Max Weber in Japan. Eine Untersuchung zur Wirkungsgeschichte 1905-1995, Tübingen, Mohr Siebeck, 1998, p. 75-77 Google Scholar.

13 - Chen Duxiu, « Wenxue geming lun », art. cit., p. 83.

14 - Ibid., p. 81. Il écrit par exemple: « La littérature n’était pas conçue à l’origine pour prendre sur elle de tels fardeaux; la notion inventée par Han Yu et qui prend fin avec Zeng Guofan de ‘littérature qui transmet la voie’ n’est qu’un subterfuge superficiel et dénué de substance empruntée à Confucius et Mencius. »

15 - Ibid . p. 82-83.

16 - C’est bien sûr une caricature: voir note 5.

17 - Le texte de Chen Duxiu répond en réalité à un premier manifeste plus long de Hu Shi, publié dans le numéro précédent de Nouvelle jeunesse (janvier 1917), nettement plus ambigu que celui de Chen. Hu plaide avant tout pour l’importance de la langue vernaculaire et donne une liste de changements stylistiques qu’il souhaite voir réalisés dans la littérature contemporaine. Il ne nie pas l’existence d’une littérature prémoderne en langue vernaculaire (qu’il désigne comme la « véritable tradition »), notamment à l’époque Yuan (où langue parlée et langue écrite se correspondent), mais on peut estimer qu’il en minimise l’importance afin d’accentuer la rupture qu’il entend provoquer dans l’histoire littéraire chinoise. Voir Shi, Hu, « Wenxue gailang chuyi » (Propositions préliminaires pour une réforme littéraire), in Pingyuan, Chen (dir.), Xin Qingnian wenxuan (Choix de textes de Nouvelle jeunesse), Guiyang, Guizhou jiaoyu, 2003, p. 85-88 Google Scholar.

18 - En réalité, six années seulement séparent la naissance de Liang de celle de Chen; néanmoins, Liang, qui a participé aux réformes des Cent jours en 1898 en tant que jeune disciple de Kang Youwei, est si impliqué dans les débats de la fin des Qing que ses positions se marginalisent après la révolution de 1911, au moment où celles de Chen prennent leur ascendant. Liang est un produit du système d’examens impériaux (même s’il a échoué au plus élevé, celui de jinshi, en 1890), alors que Chen a fait toute son éducation supérieure au Japon; Liang est partisan d’une monarchie constitutionnelle alors que Chen est d’emblée républicain.

19 - Qichao, Liang, « Lun xiaoshuo yu qunzhi zhi guanxi » (La littérature de fiction et le gouvernement de la société), in Ying, A. [QIAN Xingcun] (dir.), Wanqing wenxue congchao. Xiaoshuo xiqu yanjiu juan [Anthologie de la littérature de la fin des Qing. Recherches sur le roman et l’opéra], Pékin, Zhonghua shuju, 1960, p. 14 Google Scholar.

20 - En décriant les auteurs anciens incapables « d’exprimer leurs sentiments intérieurs ou de décrire la société de leur temps de façon dépouillée et sans ornements », Chen Duxiu, « Wenxue geming lun », art. cit., p. 82, prend implicitement position pour un réalisme à la fois des sentiments et des rapports sociaux. Le frère de Lu Xun, Zhou Zuoren, développe une position similaire dans son essai de décembre 1918 «Ren de wenxue » (Une littérature humaine), in Xin Qingnian wenxuan, op. cit., p. 144-151, définissant cette littérature par des descriptions à la fois de la vie réelle et de la vie idéale de l’homme.

21 - C’est curieusement à cette date qu’apparaissent les premiers « romans », alors que la fiction des années 1911-1925 est presque exclusivement constituée de formes courtes. Ainsi, Ye Shengtao publie L’instituteur Ni Huanzhi en 1927, BA Jin, Destruction en 1929 et Mao Dun, L’Arc-en-ciel en 1930.

22 - Cité par Pusey, James R., Lu Xun and evolution, Albany, State University of New York Press, 1998, p. XIII Google Scholar. La citation entière est encore plus parlante: « de la théorie de l’évolution, il a finalement évolué jusqu’à la théorie des classes, d’un individualisme forcené recherchant l’émancipation, il en est venu à un collectivisme combattant cherchant à changer le monde. [...] du mauvais fils et du ministre traître de la classe des notables il est devenu le véritable ami et même un combattant pour le prolétariat et les masses ouvrières». Qiubai, Qu, «Lu Xun zagan xuanji xuyan» (Préface au Choix d’essais divers de Lu Xun, 1933), in Qi, Yue (éd.), Jingdu Qu Qiubai (Qu Qiubai lu de près), Pékin, Zhongguo guoji guangbo, 1998, p. 374 Google Scholar et 379.

23 - Voir par exemple l’excellente biographie en ligne de Denton, Kirk A., Lu Xun biography, http://mclc.osu.edu/rc/bios/lxbio.htm Google Scholar.

24 - Peut-être même avec une allusion linguistique de Lu Xun à l’idée de «lunatique » dans certaines langues européennes (en anglais notamment). Voir à ce sujet Lee, Leo Ou-fan, Voices from the iron house: A study of Lu Xun, Bloomington, Indiana University Press, 1987, p. 54 Google Scholar et la discussion dans Yinde, Zhang, « Lu Xun devant le dilemme de la modernité », Le monde romanesque chinois au XXe siècle. Modernités et identités, Paris, H. Champion, 2003, p. 201 Google Scholar.

25 - Xun, Lu, Nahan (Cris), Pékin, Renmin wenxue, [1979] 2005, p. 1 Google Scholar. Les traductions des textes de Cris données ici sont les nôtres; la traduction complète du recueil paraîtra en 2010 aux Éditions rue d’Ulm. Nous ajoutons pour référence la pagination dans la traduction déjà publiée: Xun, Lu, Cris, Paris, Albin Michel, 1995, p. 26 Google Scholar.

26 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 2; Cris, op. cit., p. 28.

27 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 3-4; Cris, op. cit., p. 30.

28 - Il n’est pas certain que Lu Xun ait lu Sigmund Freud à l’époque mais, ayant appris l’allemand au Japon, il a fréquenté intensément la littérature d’Europe centrale qui s’est inspirée des premières thèses de la psychanalyse. L’interprétation des rêves a été publié en 1899. Lu Xun évoque pour la première fois Freud (transcrit Fuluote ) dans la préface de sa traduction de Symboles du désespoir (Kumon no shôchô) du critique japonais Kuriyagawa Hakuson en mars 1925, puis également dans «Les séquelles de s’être heurté au mur » (septembre 1925, Sous le dais splendide ) et dans « Chiens, chats, souris » (mars 1926, Fleurs de l’aube cueillies au crépuscule ). On trouvera ces textes dans: Lu Xun Quanji (Œuvres complètes de Lu Xun), Pékin, Renmin wenxue, 2005, vol. 10, p. 256-258; vol. 3, p. 123-127; vol. 2, p. 238-246.

29 - Xun, Lu, « Sur le pouvoir des poètes Mara », La tombe, Paris, Acropole, 1981, p. 91 Google Scholar: Lu Xun explique ainsi le titre: « Le mot ‘Mara’, qui vient de l’Inde, signifie ‘démon céleste’; les Européens emploient dans le même sens le terme ‘Satan’, qualificatif appliqué en son temps à Lord Byron. Aujourd’hui, ce courant de Mara regroupe tous ceux des poètes qui sont résolus à la révolte, qui visent à l’action et que la société n’apprécie guère. » Le modèle était à ses yeux Byron, à cause de son combat pour la « petite nation » opprimée des Grecs, mais Lu Xun cite également Percy Shelley, Alexandre Pouchkine, Sandor Petöfi, Adam Mickiewicz et Juliusz Slowacki.

30 - Ibid., p. 91.

31 - Ibid., p. 94.

32 - Ibid., p. 95.

33 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 6; Cris, op. cit., p. 34.

34 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 8; Cris, op. cit., p. 37.

35 - Hui, Wang, Fangkang juewang. Lu Xun jiqi wenxue shijie (Résister au désespoir. Lu Xun et son monde littéraire), Shijiazhuang, Hebei jiaoyu, 2000, p. 19 Google Scholar.

36 - Lu Xun, « Sur le pouvoir des poètes Mara », art. cit., p. 109.

37 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 5; Cris, op. cit., p. 32.

38 - Cheng, Anne, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Éd. du Seuil, 1997, p. 241 Google Scholar, traduit zhengqi par « souffle intègre ». Sur les résurgences confucéennes chez Lu Xun, voir, par exemple, Yü-sheng, Lin, «The complex consciousness of Lu Hsün », The crisis of Chinese consciousness: Radical antitraditionalism in the May Fourth era, Madison, University of Wisconsin Press, 1979, p. 104-151 Google Scholar.

39 - Lu Xun, « Souvenirs fragmentaires » (octobre 1926, Fleurs de l’aube cueillies au crépuscule ), Lu Xun Quanji, op. cit., vol. 2, p. 305-306 et n. 30 (il emploie ici le terme ge zhi pour désigner les « sciences »). Lu Xun mentionne l’ouvrage traduit par Yan Fu à trois autres reprises, dans le billet « Au fil des pensées 25 » (Vent chaud, novembre 1918), dans la « Préface à la traduction de Progrès et régression » et dans « Correspondance sur la traduction » (Double loyauté, juillet 1930 et décembre 1931), Lu Xun Quanji, op. cit., vol. 1, p. 311 et n. 3; vol. 4, p. 255 et n. 2, p. 390 et n. 17. Les premiers chapitres de L’origine des espèces de Charles Darwin ne furent publiés qu’à partir de 1903-1904. Progrès et régression est une collection de huit essais sur la biologie édités et traduits par le plus jeune frère de Lu Xun, Zhou Jianren (1930, Shanghai, Guanghua shuju).

40 - J. R. Pusey, Lu Xun and evolution, op. cit., p. 1-7. Pour une discussion de la notion de tianyan chez Yan Fu, on se reportera à Hui, Wang, «The fate of ‘Mr Science’ in China: The concept of science and its application in modern Chinese thought », Positions, 3-1, 1995, p. 25-27 CrossRefGoogle Scholar. Dans ce long article, Wang Hui s’emploie d’abord à tracer les continuités entre la nouvelle conception de la science et le terme traditionnel utilisé pour traduire cette notion (notamment par Yan Fu): ge zhi (examen et extension); ge zhi est une expression abrégée pour gewu zhizhi, empruntée au Daxue (La grande étude) où elle est glosée de la façon suivante: « C’est en examinant les choses (gewu) que la connaissance atteint sa plus grande extension (zhizhi) . » Voir A. Cheng, Histoire de la pensée chinoise, op. cit., p. 452. Le terme kexue ou « étude des disciplines » (aujourd’hui utilisé pour « science ») provient, lui, des traductions japonaises (notamment celles de Nishi Amane) et apparut en chinois, selon Wang Hui, dans la traduction de Richesse des nations d’Adam Smith par Yan Fu en 1902.

41 - Wang Hui cite un article de Yan Fu intitulé « Yuan qiang » (Au sujet de la force, mars 1895) où ce dernier écrit: « Ce qui s’appelle la société [qun] est le résultat d’un rassemblement d’hommes. [...] Ainsi l’étude de l’homme est le début vertueux de la sociologie. L’étude de l’homme peut être subdivisée en deux: la biologie [shengxue] et la psychologie [xinxue] . La biologie s’intéresse à la loi fondamentale de la croissance humaine et à la reproduction. La psychologie concerne les secrets de la conscience, du comportement, des sentiments et affects humains. Comme le fonctionnement de l’homme dépend de la coopération du corps et de l’esprit, la possibilité de fonder un État repose également sur la coordination entre force et vertu. [...] Seulement quand ces études auront été entreprises pourra-t-on pratiquer la sociologie; et alors on sera capable de cultiver, harmoniser, ordonner et pacifier les hommes en l’appliquant pour gouverner le monde et prendre soin des hommes, faisant ainsi avancer l’idéal du grand ordre et de son épanouissement.» Cité dans Wang Hui, «The fate of ‘Mr Science’ in China... », art. cit., p. 20; d’après Yan Fu, Yan Fu ji (Œuvres de Yan Fu), éd. par Wang Shi, Pékin, Zhonghua shuju, 1986, vol. 1, p. 6-7. Sur les tribulations de la sociologie en Chine, on se reportera à l’introduction de l’article suivant: Merle, Aurore, « De la reconstruction de la discipline à l’interrogation sur la transition: la sociologie chinoise à l’épreuve du temps », Cahiers internationaux de sociologie, 122, 2007, p. 31-52 CrossRefGoogle Scholar.

42 - Cet entrelacement d’une approche biologique et sociologique est caractéristique de l’anthropologie, apparue également pendant la dernière décennie du XIXe siècle en Chine et parmi les révolutionnaires chinois, avec notamment l’objectif de « prouver » que les Mandchous, détenteurs du pouvoir impérial, étaient une « race » étrangère. Voir à ce sujet Ishikawa, Yoshihiro, « Anti-Manchu racism and the rise of anthropology in early 20th century China », Sino-Japanese Studies, 15, 2003, p. 7-26 Google Scholar.

43 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 8; Cris, op. cit., p. 39.

44 - On retrouve également de telles références lexicales à la théorie de l’évolution dans les nouvelles «La comédie des canards» et «Les lapins et le chat» dans le même volume.

45 - Nietzsche, Friedrich, Also sprach Zarathustra. Ein Buch für alle und keinen, Munich, Insel Taschenbuch, [1883-1885] 1976, p. 14 Google Scholar (nous traduisons). Sur Lu Xun et Nietzsche, voir Chiu-yee, Cheung, « Tracing the ‘gentle’ Nietzsche in early Lu Xun », in Findeisen, R. D. et Gassmann, R. H. (dir.), Autumn floods: Essays in honour of Marián Gálik, Berne, Peter Lang, 1998, p. 571-588 Google Scholar.

46 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 9; Cris, op. cit., p. 39.

47 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 10; Cris, op. cit., p. 41.

48 - Voir à ce sujet: Wang Hui, « The fate of ‘Mr Science’ in China... », art. cit., p. 30-33. Sur la question générale du scientisme dans le mouvement du 4 mai, voir la grande somme classique: Kwok, Danny W. Y., Scientism in Chinese thought 1900-1950, New Haven, Yale University Press, 1965 Google Scholar; Furth, Charlotte, Ting Wen-chiang: Science and China’s new culture, Cambridge, Harvard University Press, 1970 CrossRefGoogle Scholar. Pour un aperçu des débats soulevés par ces chercheurs en République populaire de Chine, voir Dainian, Fan, « Wei kexue zhuyi zai Zhongguo » (Le scientisme en Chine), Kexue wenhua pinglun (Science and Culture Review), 6, 2005, p. 27-40 Google Scholar. Pour une mise en perspective plus large, voir Elman, Benjamin A., « From textbooks to Darwin: Modern science arrives », A cultural history of modern science in China, Cambridge, Harvard University Press, 2006, p. 132-157 CrossRefGoogle ScholarPubMed.

49 - J. R. Pusey, s’appuyant sur les essais de Lu Xun, a parfois tendance à simplifier sa position: voir par exemple son analyse de «l’évolutionnisme» de Lu Xun, in Lu Xun and evolution, op. cit., p. 87.

50 - Lu Xun, « Les aberrations de la culture », La tombe, op. cit., p. 65-86. C’est ce genre de texte qui inspire l’analyse de Wang Hui selon laquelle les Lumières parviennent en Chine en même temps que leur propre critique, une contradiction qui imprègne tout le mouvement du 4 mai. Voir Wudi Panghuang. « Wusi » jiqi huisheng (Errance nulle part. Le 4 mai et ses échos), Hangzhou, Zhejiang wenyi, 1994.

51 - Lu Xun, « Suiganlu 46 » (Au fil des pensées 46), Refeng (Vents chauds), Pékin, Renmin wenxue, 2006, p. 46. « Apollo » est écrit en alphabet latin dans le texte.

52 - Voir à ce sujet: Tam, Kwok-kan, Ibsen in China, 1908-1997: A critical-annotated bibliography of criticism, translation and performance, Hong Kong, Chinese University Press, 2001 Google Scholar.

53 - Lu Xun, « Préface de l’auteur », Nahan, op. cit., p. II (Cris, op. cit., p. 15). Pour autant, Lu Xun n’a jamais cessé de dénoncer la médecine chinoise comme une tromperie, par exemple dans les nouvelles «Demain» et «Le Médicament» dans Cris; il en vient cependant dans une nouvelle plus tardive, « Les deux frères », à décrire le réconfort psychologique que même un intellectuel moderne est prêt à tirer de la médecine chinoise (Errances) .

54 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 1; Cris, op. cit., p. 25.

55 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 8; Cris, op. cit., p. 37 (entrée VIII).

56 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 5; Cris, op. cit., p. 33 (entrée V).

57 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 7; Cris, op. cit., p. 37.

58 - Voir Furth, Charlotte, « The sage as rebel: The inner world of Chang Ping-lin », in Furth, C. (dir.), The limits of change. Essays on conservative alternatives in Republican China, Cambridge, Harvard University Press, 1976, p. 113-150 CrossRefGoogle Scholar et Y. Chevrier, « Antitradition et démocratie... », art. cit., p. 399-404.

59 - Binglin, Zhang, « Gui Xin shiji » (Votre Nouveau Siècle, publié dans Minbao , 24, 1908 Google Scholar, le dernier numéro publié avant l’interdiction par les autorités japonaises), cité d’après Gasster, Michael, Chinese intellectuals and the revolution of 1911: The birth of modern Chinese radicalism, Seattle, University of Washington Press, 1969, p. 224 Google Scholar.

60 - M. Gasster, Chinese intellectuals..., op. cit., p. 225. Zhang Binglin a repris et développé cette idée dans son essai Sihuo lun (Sur les quatre illusions), où il s’en prend à la théorie de l’évolution. L’historien Wong, Young-tsu, Search for modern nationalism: Zhang Binglin and revolutionary China, 1869-1936, Hong Kong/New York, Oxford University Press, 1989, p. 55-61 Google Scholar, en résume la conclusion ainsi: « Aucun principe ni aucune loi ne devaient contraindre l’homme sans un consensus universel [...] car les actions humaines sont auto-déterminées. »

61 - Voir à ce sujet Y. Ishikawa, « Anti-Manchu racism... », art. cit., p. 21.

62 - La controverse fut déclenchée quand Zhang Junmai, lors d’une conférence à l’université Qinghua le 14 février 1923, affirma: « quel que soit le développement de la science, elle ne sera jamais capable de résoudre le problème de la philosophie de la vie [rensheng guan] ». Chen Duxiu lui répliqua, dans un article repris dans un volume publié sous la direction de Hu Shi (Kexue yu rensheng guan, Shanghai, Yadong tushuguan, 1923), que « nous sommes confiants que seules des raisons matérielles objectives peuvent mettre en mouvement la société, peuvent expliquer l’histoire, peuvent déterminer la philosophie de la vie, c’est ce que nous appelons le ‘matérialisme historique’ », cité dans Fan Dainian, « Wei kexue zhuyi zai Zhongguo », art. cit., p. 28. Pour un bon résumé en anglais de la controverse, voir Elman, Benjamin A., « ‘Universal science’ versus ‘Chinese science’: The changing identity of natural studies in China, 1850-1930 », Historiography East and West, 1-1, 2003, p. 68-116 CrossRefGoogle Scholar, en particulier p. 96-107.

63 - La commémoration de cette fête nationale fait d’ailleurs l’objet d’une autre nouvelle de Cris, « Histoire de cheveux », publiée le 10 octobre 1920 pour le neuvième anniversaire, dans le supplément du Shishi xinbao (Nouvelles affaires courantes) de Shanghai.

64 - Xun, Lu, « Réflexions impromptues III », Sous le dais fleuri, trad. par Jullien, F., Lausanne, Eibel, 1979, p. 69-70 Google Scholar.

65 - Lu Xun, « A Q zhengzhuan » (L’édifiante histoire d’a-Q), Nahan, op. cit., chap. 7, p. 92; Cris, op. cit., p. 174.

66 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 93; Cris, op. cit., p. 175.

67 - C’était la lecture la plus répandue dans la première décennie de publication du texte, qui provoqua d’ailleurs des attaques virulentes des critiques marxistes (A Ying, Guo Moruo) quant à son caractère « culturaliste ». Cette lecture a été peu à peu marginalisée quand Lu Xun a été intégré au canon communiste, pour resurgir dans les années 1980 sous l’influence de la critique post-coloniale. Pour un exemple de cette dernière tendance, voir Lydia Liu, H., « Translating national character: Lu Xun and Arthur Smith », Translingual practice: Literature, national culture, and translated modernity–China, 1900-1937, Stanford, Stanford University Press, 1995, p. 45-76 Google Scholar.

68 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 78; Cris, op. cit., p. 149 (chap. IV).

69 - Il s’agit de « Bartek le victorieux » (1882) et d’« Esquisses au fusain » (1877, traduite par Lu Xun en 1908-1909) de Henryk Sienkiewicz, prix Nobel de littérature en 1905. Voir Hanan, Patrick, « The technique of Lu Hsün’s fiction », Harvard Journal of Asiatic Studies, 34, 1974, p. 53-96 CrossRefGoogle Scholar.

70 - Lu Xun se démarque ici des théories de Gustave Le Bon exposées dans Lois psychologiques de l’évolution des peuples, qu’il cite dans ses essais de la période japonaise, et selon lesquelles l’âme des peuples détermine une sorte de tendance lourde psychologique empêchant tout changement historique significatif. Voir par exemple Pollard, David, « Chou Tso-je: A scholar who withdrew », in Furth, C. (dir.), The limits of change: Essays on conservative alternatives in Republican China, Cambridge, Harvard University Press, 1976, p. 332-3561 Google Scholar.

71 - Lu Xun, « A Q zhengzhuan », art. cit., chap. 9, p. 106.; Cris, op. cit., p. 197.

72 - Cette idée est développée dans Wang, David Der-Wei, «Crime or punishment? On the forensic discourse of modern Chinese literature », in Yeh, W. (dir.), Becoming Chinese: Passages to modernity and beyond, Berkeley, University of California Press, 2000, p. 260-297 Google Scholar.

73 - Lu Xun, « A Q zhengzhuan », art. cit., chap. 9, p. 106; Cris, op. cit., p. 197.

74 - Même si Lu Xun les a souvent moqués comme étant trop détachés du monde, comme par exemple le grand historien Gu Jiegang: Xun, Lu, «Échec au déluge », Contes anciens à notre manière, Paris, Gallimard, 1959 Google Scholar. Voir à ce sujet Hon, Tze-Ki, « Ethnic and cultural pluralism. Gu Jiegang’s vision of a new China in his studies of ancient history », Modern China, 22-3, 1996, p. 315-339 CrossRefGoogle Scholar.

75 - Wang Hui, « The fate of ‘Mr Science’ in China... », art. cit., p. 53-54, renvoie ainsi dos à dos le libéralisme de Hu Shi et le marxisme de Chen Duxiu, arguant que derrière l’empirisme affiché de Hu (par exemple son opposition à Chen Duxiu dans la querelle de « problèmes » et des « ismes ») se cache en réalité un système idéologique aussi totalisant que celui de Chen, et visant à « utiliser son raisonnement ‘scientifique’ pour nier la signification de la révolution dans l’histoire et affermir sa conception réformiste de reconstruction sociale ». Hu reste en ce sens, lui aussi, prisonnier de la conception traditionnelle (instrumentale) de la science comme ge zhi . Voir également l’article plus récent de Hui, Wang (qui traite plutôt de la période contemporaine): « On scientism and social theory in modern Chinese thought », in Davies, G. (dir.), Voicing concerns: Contemporary Chinese critical inquiry, Lanham, Rowman & Littlefield, 2001, p. 135-156 Google Scholar.

76 - Lu Xun « Guxiang » (Terre natale), Nahan, op. cit., p. 62; Cris, op. cit., p. 120.

77 - Lu Xun, Nahan, op. cit., p. 65; Cris, op. cit., p. 125.

78 - À ce sujet, L. Bianco nous rappelle fort à propos la citation suivante de Shakespeare, Hamlet, acte I, scène 5: « There are more things in heaven and earth, Horatio, /Than are dreamt of in your philosophy. » Qu’il soit ici remercié pour sa relecture attentive.

79 - Le débat sur l’existence d’un espace public dans la Chine prémoderne dans les années 1980 et 1990 a permis de mettre en valeur de tels espaces. Voir par exemple Rankin, Mary B., «The origins of a Chinese public sphere: Local elites and community affaires in the late imperial period », Études chinoises, IX-2, 1990, p. 13-60 Google Scholar, ainsi que le n° spécial de Modern China, 19-2, 1993, sur la sphère publique.

80 - Au sujet de l’authenticité, voir Duara, Prasenjit, « Local worlds: The poetics and politics of the native place in modern China », South Atlantic Quarterly, 99-1, 2000, p. 13-45 CrossRefGoogle Scholar. Gregory Eliyu Goldin, dans son étude des origines de l’anthropologie en Chine, note que Cai Yuanpei attachait une importance comparable au local et à l’authentique dans une optique non normative: Goldin, Gregory Eliyu, The saga of modern anthropology in China: From Malinowsky to Moscow to Mao, Armonk, M. E. Sharpe, 1994, p. 30 Google Scholar sq .

81 - Lu Xun, « Guxiang » (Terre natale), Nahan, op. cit., p. 65; Cris, op. cit., p. 125.

82 - D. Pollard, « Chou Tso-jen... », art. cit., p. 349.

83 - C’est Duara qui souligne l’influence de Yanagita. Voir aussi le texte de Zhou Zuoren, « Difang yu wenyi » (Terroir et belles-lettres), in An, Zhi (éd.), Zhou Zuoren ji (Recueil de textes de Zhou Zuoren), Canton, Huacheng, 2004, p. 60-62 Google Scholar.

84 - Foucault, Michel, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, [1966] 1990, p. 375 Google Scholar.

85 - Voir à ce sujet Pinto, Éveline (dir.), L’écrivain, le savant et le philosophe. La littérature entre philosophie et sciences sociales, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003 Google Scholar.