Hostname: page-component-cd9895bd7-gvvz8 Total loading time: 0 Render date: 2024-12-23T14:53:29.945Z Has data issue: false hasContentIssue false

Nourritures de l'altérité : le double langage des Juifs algériens en France

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Joëlle Bahloul*
Affiliation:
C.N.R.S., E.R.A. 773

Extract

Répondant à l'invitation de Claude Lévi-Strauss qui leur suggérait de « découvrir, pour chaque cas particulier, comment la cuisine d'une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure », les sciences humaines se sont interrogées, depuis le début des années soixante-dix, sur ce qui, dans la tradition juive apparaît comme la forme la plus manifeste et quotidienne de différenciation sociale : les commandements touchant à la pureté alimentaire. Force est de constater qu'en parfaite continuité avec les thèses lévi-straussiennes, ces commentaires sont largement inspirés par la démarche structuraliste, qui tente de faire émerger de l'analyse des règles alimentaires un code éthique et social, et de rapporter des catégories alimentaires à des catégories et des structures mentales. Mais c'est à la source biblique essentiellement qu'ont puisé les analyses de Mary Douglas de la pureté animale, celle de Jean Soler sur la « sémiotique » de la nourriture juive, et celle de Francis Martens de l'interdiction du mélange lacté/carné.

Summary

Summary

The ethnography and analysis of dietary practices of Algerian Jews settled in France since the early 1960s clearly reveal—in the food habits of a minority—the existence of a social and ethical code informed by a strong pattern of distinction and otherness. The language of culinary practices—in which the attachment of the group to the North African Jewish tradition is combined with a keen desire for integration into French society—is based on a distinction at every level of culinary activity between foods that serve as keepers of a tradition and those that serve as a means of exchange; between traditional, festive cooking and unsophisticated recipes for daily use ; between the family conviviality of holiday meals and the extra-domestic conviviality of ordinary meals. It is exactly as if the function of foods in North African Jewish cuisine—according to the manner in which they are prepared and eaten—were to label and classify gestures, individuals and moments in tinte by distinguishing between a time reserved for the group's ownfood and a time reserved for extraneous foods. The cuisine of Algerian Jews is the locus of the daily reassertion of their group status with respect to the social majority.

Type
Savoir-Faire, Savoir-Vivre
Copyright
Copyright © Copyright © École des hautes études en sciences sociales Paris 1983

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

Notes

1. Cl. Lévi-Strauss, , L'origine des manières de table, t. II: Mythologiques, Paris, Pion, 1968, p. 411.Google Scholar

2. M. Douglas, De la souillure, Paris, Maspero, 1971 (2e Éd. 1981 ) ; J. Soler, « Sémiotique de la nourriture dans la Bible », Annales E.S.C., n° 4, 1973, pp. 943-955 ; F. Martens, « Diététique ou la cuisine de Dieu », Communications, n° 26, 1977, pp. 16-45.

3. L'ensemble de l'étude est présentée dans J. Bahloul, Le culte de la Table dressée, thèse de 3e cycle, Ethnologie, E.H.E.S.S., décembre 1981 (à paraître en 1983 aux Éditions A. M. Métaillé), et a Été réalisé avec le soutien de la Mémorial Foundation for Jewish Culture (New York).

4. Cf. Bourdieu, P., La distinction, Paris, éditions de Minuit, 1979, p. 190.Google Scholar

5. Voir n. 4.

6. Lévitique, chap. IL

7. Cf. M. Douglas, op. cit., Éd. 1981, p. 74.

8. Voir n. 4.

9. Cf. Cl. Lévi-Strauss, op. cit., p. 400.

10. Cf. Sperber, D., « Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres sont-ils bons à penser symboliquement? », L Homme, avril-juin 1975, vol. XV (2), pp. 534.CrossRefGoogle Scholar

11. J. Soler, op. cit., p. 948.

12. Il en résulte que le sang, dans lequel le texte biblique situe le principe vital de l'être, ne peut être consommé et doit être versé en restitution sacrificielle dans le rite d'abattage. Ce principe qui recouvre la loi d'interdiction de supprimer la vie vaut donc aussi pour les animaux : toutes les espèces carnivores seront rejetées, Étant impures du fait même de leur alimentation. II explique aussi le fait que les gibiers soient aussi rares dans la nourriture juive.

13. De semblables processus ont opéré dans l'abandon progressif du vêtement et des langues judéo-arabes traditionnelles au profit de la francophonie et des modes vestimentaires occidentales.

14. Cf. M. Douglas, op. cit., p. 61.

16. Cf. M. Douglas, op. cit., p. 75.

15. Nourri, par conséquent, de substances impures.

17. Cette valorisation des animaux prestigieux comme aliments carnés par excellence s'affirme aussi dans le respect absolu, lors du repas festif familial, de l'interdiction de mélanger nourritures lactées et carnées : les menus des fêtes juives sont de ce fait essentiellement carnés, donc composés surtout de mets de bœuf et de volailles.

18. J'emprunte cette notion de « frontières » à la définition que donne F. Barth du groupe ethnique : une communauté qui se définit en déterminant, par un système de pratiques d'exclusion et d'appartenance, ses relations avec ses voisins immédiats, dans Ethnie Group and Boundaries, Boston, Little, Brown & Co, 1969, p. 15.

19. Ensemble des règles bibliques de pureté, alimentaire en particulier.

20. Cf. Calvo, M., « Migration et alimentation », Information sur les Sciences sociales, vol. 21, n°3, 1982, p. 411.CrossRefGoogle Scholar

21. Dans certaines familles orthodoxes, contracter une union mixte aboutit presque systématiquement à l'abandon, par le conjoint juif, des usages alimentaires, comme si ce rejet constituait la première manifestation du retrait de l'individu de son groupe d'origine, et surtout parce que sans le soutien de la socialisation familiale, la permanence des règles alimentaires n'est pas assurée.

22. Poivre noir (Piper nigrum L.), poivre rouge (Capsicum annuum L.), marjolaine (Origanum vulgare L.), cumin (Cuminum cyminum L.), carvi (Carum carvi L.), canelle (Cinnamomum zeylanicum Née), clou de girofle (Eugenia caryophillata Thunberg), noix muscade (Myristica moschata Thunb.), menthe (Mentha viridis L.), persil (Petroselinum sativum Hoffman), Laurier (Laurus nobilis L.), coriandre (Coriandrum sativum L.), safran (Crocus sativus L.), quatre Épices (Pimenta qfficinalis Lindley).

23. T'fina : « l'enterrée », dans les braises (d'fan), d'où le terme dqfina -, s'hina : « la chaude ».

24. Dans l'Est algérien, on utilisera l'épinard, le navet ou le cardon, la pomme de terre dans les recettes de l'Ouest algérien.

25. Haricots ou pois chiches.

26. La quantité des mets figurant au menu est aussi réduite dans les repas ordinaires.

27. On ajoutera que si l'aménagement dense et Épais des aliments — dont le farci constitue un autre archétype — est ici mode culinaire préférentiel pour un mode social tout aussi valorisé, l'abondant et le multiple, graines et petits morceaux de légumes découpés, participent aussi de la symbolique propitiatoire du nombre de repas festifs : il y a, dans certains couscous aux multiples grains déliés, consommés lors des grandes fêtes dont le sabbat, les circoncisions et les mariages, le vœu de la convivialité d'entamer le nouveau cycle de vie par des bénédictions alimentaires. Cette sémiologie est exprimée clairement au repas du Nouvel An, par la dégustation de la grenade et du sésame, couverte par la bénédiction suivante : « Qu'il te soit agréable, Seigneur Notre Dieu et Dieu de nos pères, que nos vertus et nos mérites augmentent comme les graines de sésame et comme celles de la grenade. »

28. L'évocation de l'histoire de cette cuisson nous fut souvent offerte comme en revendication d'une spécificité culinaire juive, parce que la confection du mets Était soumise à l'interdiction de l'allumage du feu pendant le sabbat : la t'fina Était cuite autrefois, nous disait-on, dès l'entrée du jour saint, et enfouie sous les braises durant toute la nuit, d'où son nom qui désigne aussi l'enterrement, l'enfouissement sous terre. Il y a quelques générations, on faisait cuire ce mets sur le traditionnel kanun, petit brasero en terre et à trois pieds.

29. Ce mécanisme de survalorisation de l'hypercuit se retrouve dans d'autres traditions culinaires juives, celle d'Alsace par exemple, dont F. Raphaël nous dit qu'elles traduisent « une réelle méfiance à l'égard de ce qui est à l'état de nature, c'est-à-dire du cru », dans Raphaël, F. et Weyl, R., Regards nouveaux sur les Juifs d'Alsace, Strasbourg, Istra, 1980, p. 213.Google Scholar

30. Cette consommation des abats grillés inscrit aussi la fête jqive dans le registre du sacrifice : elle donne un avant-goût des nourritures carnées mijotées qui composent le menu festif. Bien souvent aussi, les abats furent dans le passé les seuls aliments carnés, peu onéreux, que pouvaient s'offrir des familles traditionalistes pour lesquelles la fête ne se concevait pas sans viande abattue rituellement.

31. On sait que la partie inférieure des quadrupèdes est dédaignée par les bouchers kaser à cause de l'interdiction de manger le nerf sciatique.

32. Dans cet ordre des techniques de cuisson et d'élaboration complexes figure ledit « pain juif », confectionné par la maîtresse de maison à l'occasion des seuls repas festifs et sabbatiques et de manière quasi impérative. Technique de l'intimité en effet puisque ce pain, dit aussi « pain maison » est le produit de la domesticité, impérativement fait à l'intérieur du foyer pour les convivialités familiales. Il est aussi, parmi les pâtisseries traditionnelles, la forme la plus Élaborée de préparation, à côté des gâteaux frits et emmiellés, des galettes grillées, des sablés peu levés : son pétrissage long et laborieux, destiné à rendre la pâte molle et aérée, est remarquablement ritualisé puisqu'ils'accompagne d'une prière de memorialisme du Temple détruit, et du prélèvement symbolique de la part du pauvre, la t'ruma.

33. Ces modes de cuisson simplifiés et peu Élaborés sont aussi plus spécifiques des catégories sociales extériorisées de leur groupe d'origine : les jeunes générations et les couches sociales dites « aisées » dévalorisent progressivement les techniques culinaires traditionnelles complexes et les mets Épais et liés, parce que, dit-on, ces derniers sont indigestes et qu'on n'a plus le temps de mettre en œuvre les premières. En réalité ce processus de dévalorisation s'intègre dans celui, plus général, de désertion de la tradition qui, dans ces milieux sociaux, s'affirme comme une volonté d'émancipation.

34. J'entends ici me distancier de la conception sartrienne de la judéité.