Published online by Cambridge University Press: 25 May 2018
Depuis quelques années, les problèmes de la mort, longtemps enfouis dans le silence, sont redevenus objets de discours. De par l'évolution des techniques médicales et les nouvelles possibilités de réanimation, sa définition et le caractère d'évidence qui l'accompagnait se sont trouvés mis en question : un débat où l'étonnement se mêle à la passion s'est instauré autour de la nécessité de redéfinir la nature même de la mort. Mais, plus encore peut-être, nos attitudes face à elle, le tabou qui l'entoure et dont on affirme souvent qu'il a remplacé pour nous celui du sexe ‘, sont au centre de nouvelles interrogations. Pourquoi, de nos jours, occultons-nous la mort ? D'autres attitudes que la négation et le mensonge face au mourant sont-elles possibles ? Peut-on rendre à la mort sa place dans la vie ? Peut-on aussi, dans certains cas, choisir la mort ? Telles sont les questions que l'on pose de toutes parts.
In this article, the author examines attitudes and practices concerning death and the dying, in the light of an analysis of the function of hospitals as an institution and of medical practice viewed as a process of producing death. She tries to show how death even though relegated to the hospital, remains nonetheless socialized. She also tries to pinpoint the first signs of a rebirth of the collective sensitivity to the problems of death and dying in contemporary society.
1. On en cite fréquemment comme preuve le cas des enfants : nous les informons aujourd'hui sur la vie sexuelle mais nous voudrions leur faire ignorer la mort. On peut d'ailleurs poursuivre le parallèle : les adultes « avertis » (des psychologues par exemple) font souvent remarquer que sur la mort, comme naguère à propos du sexe, « les enfants en savent plus que nous ne pensons ».
2. Citons, sans aucune prétention à l'exhaustivité, parmi les ouvrages récents : Menahem, R., La mort apprivoisée, Paris, Ed. Universitaires, 1973 ;Google Scholar Potel, J., Mort à voir, mort à vendre, Paris, Desclée de Brouwer, 1970;Google Scholar L.-Thomas, V., Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975;Google Scholar Ziegler, J., Les vivants et la mort, Paris, Éditions du Seuil, 1975.Google Scholar Citons aussi le recueil collectif, La mort et l'homme du XXe siècle, Paris, Spes, 1965. On doit signaler également la réédition du livre Morin, d'E., L'homme et la mort, Paris, Éditions du Seuil, 1970.Google Scholar
3. Par exemple, le colloque de la Société de Psychologie Médicale, « Le médecin face à la mort », avril 1970 ; le colloque du Centre International de Gérontologie sociale, « Le Vieillard face à la mort », décembre 1973. En 1974, une table ronde est consacrée au « droit à la mort » au cours du colloque international « Biologie et Devenir de l'Homme » qui a eu lieu en septembre. En octobre a eu lieu celui du Centre de Sociologie du Protestantisme de l'Université de Strasbourg, sur le thème : « L'évolution de l'image de la mort dans la société contemporaine et le discours religieux des églises ». Depuis lors, la fréquence de telles rencontres ne cesse de s'accroître.
4. Nous nous fondons pour l'analyse de la situation américaine sur l'article de R. C. Fox, « Ethical and Existential Developments in Contemporaneous American Medicine : their implications for culture and society », Health and Society, 1974, n° 1, pp. 445-483.
5. Kübler-Ross, E., On Death and Dying, New York, Macmillan, 1969.Google Scholar En 1973, le livre en était à sa 10e édition. Au total il a été diffusé à plus d'un million d'exemplaires.
6. Ainsi le Sénateur démocrate Walter Mondale, du Minnesota, a-t-il proposé la constitution d'une commission représentant le public et chargée d'explorer « les implications éthiques et sociales du développement de la recherche dans les sciences de la vie », commission chargée entre autres, d'étudier des problèmes tels que les transplantations d'organes, dans lesquels la définition de la mort est impliquée. Le Sénateur Edward Kennedy s'est également préoccupé de ces questions.
7. Les problèmes de la mort, Ministère de la Santé Publique et de la Sécurité Sociale, avril 1973, p. 2.
8. Ariès, Ph., « La mort inversée », Arch. Europ. de Sociologie, VIII, 1967, pp. 169–195.CrossRefGoogle Scholar
9. C'est cette explication — l'isolement « structural » de la mort au sein des classes d'âge — qui fonde, par exemple, l'analyse d'A. Hahn, « Einstellungen zum Tod und ihre soziale Bedingtheit », Stuttgart, Enke, 1968, cité par Y. Nuvens, «Sociologie de la mort et du décès », Hospitalia, 1970, n° 2, pp. 92-100.
10. Cf. par exemple, Vovelle, M., Mourir autrefois, Paris, Julliard «Archives», 1974.Google Scholar
11. Cf. par exemple, Kübler-Ross, E., op. cit., pp. 254 et 255. Cf. aussi le numéro spécial de la revue Concilium, 1974, n° 94.Google Scholar
12. Le contact avec la mort varie considérablement d'une spécialité à une autre. Aussi a-t-on souligné que, pour l'étudiant en médecine, le choix d'une spécialité correspond, dans une certaine mesure, au choix de voir mourir ou pas.
13. Ainsi le Dr. P. Theil affirme-t-il « c'est grâce à la médecine moderne que l'espérance de vie à la naissance est passée de 20 ans à l'époque du Christ à 73 ans à l'heure actuelle », dans La Médecine praticienne, juillet 1972, cité par Dupuy, J.-P. et Karsenty, S., L'invasion pharmaceutique, Paris, Éditions du Seuil, 1974.Google Scholar
14. Aux États-Unis, dès 1958, 60 % des décès avaient lieu en institution (cf. par exemple, Lerner, M., « When, why and where people die », dans Brim, O. G., Freeman, H. E., S. Levine and Scotch, N. A., The Dying Patient, New York, Russel Sage, 1970.Google Scholar En France, selon le groupe de travail du Ministère de la Santé, il est impossible de réunir sur ce point des statistiques absolument sûres. En revanche, C. Escoffler-Lambiotte estime que la moitié des décès se produisent actuellement à l'hôpital et un tiers à l'hospice. « Le médecin devant la mort », Le Monde, 5 mai 1975.
15. J.-C. Sournia écrit : « Ce ne sont pas les médecins qui sont indifférents, c'est la société en général qui n'aime pas la mort ; mais dans cette chambre mortuaire le médecin est le représentant particulièrement bien portant de la société, et les griefs vont vers lui ». Sournia, J.-C., Mythologies de la Médecine Moderne, Paris, P.U.F., 1969, p. 106.Google Scholar
16. J.-C. Sournia, op. cit., p. 104.
17. Cf. par exemple, Feifel, H., Hanson, S., Jones, R. et Edwards, L., Physicians consider death, Proceedings of the 75th Annual Convention of the American Psychological Association, 1967, 2, pp. 201–202.Google Scholar
18. Le texte de Bichat, cité par M. Foucault en conclusion du chapitre vm de Naissance de la Clinique est, à cet égard, particulièrement frappant : « Vous auriez pendant vingt ans pris du matin au soir des notes au lit des malades sur les affections du coeur, des poumons, des viscères gastriques,'que tout ne sera pour vous que confusion dans les symptômes, qui, ne se ralliant à rien, vous offriront une suite de phénomènes incohérents. ‘Ouvrez quelques cadavres’ : vous verrez aussitôt disparaître l'obscurité que la seule observation n'avait pu dissiper ». Foucault, M., Naissance de la Clinique, Paris, P.U.F., 1963, p. 148.Google Scholar
19. Ce changement d'attitude est en partie lié, semble-t-il, à la fréquente croissance des procès intentés par des malades ou leur famille au corps médical américain (cf. par exemple Le Monde du 18 juin 75). L'absence d'information peut être le motif de tels procès.
20. Oken, D., « What to tell cancer patients », J. Amer. Médical Association, 1961, 175, pp. 1120–1128.CrossRefGoogle Scholar
21. Enquête menée par le Centre d'Études Déontologiques de la Faculté libre de Médecine de Lille, Études et Conjonctures, n° 12, 1968.
22. Plus de la moitié des médecins déclarent « adapter leur attitude aux circonstances ».
23. Duff, R. S., Hollingshead, A. B., Sickness and Society, New York, Harper and Row, 1968.Google Scholar
24. Glazer, B., Strauss, A., Awareness of Dying, Chicago, Aldine, 1965 ;Google Scholar et Time for Dying, Chicago, Aldine, 1968.
25. Ils distinguent 4 types : « closed awareness » : le malade ne soupçonne pas l'imminence de sa mort alors que l'entourage la connaît ; « suspicion awareness » : le malade soupçonne sa fin ; « mutual pretense » : le malade et le médecin font tous deux semblant de ne pas savoir ; « open awareness » : le médecin et l'entourage reconnaissent explicitement la proximité de la mort.
26. N. et Alby, J.-M., « L'intervention psychologique dans un centre de recherches et de traitement d'hématologie», Psychiatrie de l'enfant, 1971, vol. XIV, n° 2, pp. 465–502.Google Scholar
27. Fox, R. C., Experiment perilous : physicians and patients facing the unknown, New York, Free Press, 1959.Google Scholar
28. Il est frappant de constater dans l'étude de R. C. Fox la ressemblance des réactions émotionnelles des médecins et des malades.
29. Quelques études ont montré que les résistances au contact avec le mourant existent aussi sur ce plan. Ainsi, par exemple, a-t-on montré que, de façon totalement inconsciente, les infirmières répondaient moins vite aux appels des mourants qu'à ceux des autres malades (cité par D. Crane, « Dying and its dilemmas as a Field of Research », dans The Dying Patient, op. cit.
30. Cf. par exemple, J. Hamburger, La puissance et la fragilité, chap. iv, Flammarion, 1972, et Ch. Kaufer, « Le Phénomène de la mort au point de vue médical », Concilium, 1974, n° 94, pp. 31-41.
31. Par exemple E. Kübler-Ross, op. cit., et pour le cas des enfants N. et J.-M. Alby, op. cit.
32. On peut noter en contre-point que, s'il y a ainsi retrait vis-à-vis du mourant, en revanche médecins et infirmières supportent souvent très mal le retrait dont le malade prend l'initiative. Le « bon malade » doit non seulement éviter les scènes et l'expression de son angoisse mais encore continuer une communication « normale ». En particulier, le malade qui se « tait » est souvent insupportable pour son entourage. Sur ce point les observations américaines sont nombreuses et presque identiques d'un auteur à l'autre. Nous pourrions, nous-même, en rapporter d'analogues. Ainsi évoquerons-nous le cas d'un malade qui durant les dernières semaines de sa vie, s'est enfermé dans un silence unanimement perçu comme agressif et, en conséquence, mal toléré par l'entourage hospitalier. Mais alors que dans les exemples américains le personnel cherche plutôt à faire sortir le malade de son mutisme par tous les moyens, dans l'hôpital français on y avait rapidement répondu par un mutisme identique, à la fois culpabilisé et agressif. Le malade passa ainsi plusieurs semaines dans un silence à peu près total.
33. Sudnow, D., Passing on : The Social Organization of Dying, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1967.Google Scholar
34. « Indigent » signifie ici que le malade ne paie pas directement les soins qu'il reçoit. Il est pris en charge gratuitement par l'hôpital ou par le système d'Assistance Médicale.
35. « Dying trajectory », cf. B. Glazer et A. Strauss, Dying in tinte, op. cit.
36. En anglais : D.O.A. (Dead of Arrivai).
37. Op. cit., p. 105.
38. Groupe d'Étude du Ministère de la Santé, op. cit.
39. S. Levine et N. A. Scotch, « Dying as an emerging social problem », dans The Dying Patient, op. cit.
40. B. Ribes, «Éthique, science et mort», Les Études, nov. 1974.
41. Cf. à ce sujet, l'analyse de Wolton, D., Le nouvel ordre sexuel, Paris, Le Seuil, 1974.Google Scholar
42. Par exemple Norton, J., « Treatment of a dying patient », dans Ruitenbeek, H. M., Death interprétations, New York, Dell Publishing, 1969.Google Scholar
43. Parsons, T., Fox, R. C., Lidz, V. M., « The gift of life and its reciprocation », Social Research, 39, n° 3, 1972, pp. 367–415.Google Scholar
44. D. Sudnow, « Dying in a public hospital », The Dying Patient, op. cit., p. 208.
45. Levine, S. et Scotch, N. A., The Dying Patient, op. cit., p. 217.Google Scholar
46. Les conceptions d'Elisabeth Kubler-Ross ne sont elles-mêmes pas dépourvues de toute ambiguïté. Le lecteur ne peut qu'être impressionné par l'effort d'écoute des mourants qui montre, certes, que dans un certain nombre de cas, l'agonisant peut évoluer vers l'acceptation sereine de la mort. Il peut, en revanche, ressentir quelque réticence devant sa formulation d'une succession d'étapes-type dont l'acceptation serait l'aboutissement normal. Surtout, on peut imaginer les prolongements possibles de cette analyse en recettes destinées à faciliter cette acceptation.
47. Aux États-Unis, la grande presse a récemment signalé l'apparition d'un nouveau « business » : l'assistance aux mourants isolés fournie au tarif de 7 dollars 50, l'heure, par des « Compagnons de la mort », spécialement formés à cette fonction. Cf. Time, du 17/2/75, « Death Companionship », p. 50.
48. Ph. Simonnot, «Death control », Le Monde, 29/1/73.
49. C'est le critère adopté par la circulaire du Ministère de la Santé du 24 avril 1968. Il rejoint la définition par la Harvard Médical School du « brain death syndrome » en août 1968.
50. Cf. à ce sujet, la discussion de L.-V. Thomas, op. cit. .- chap. 1er, p. 29 ss.
51. Sur un double plan : contrôle de la décision de transplantation elle-même, mais aussi — les morts cérébraux se révélant de parfaits « donneurs » — contrôle de la décision d'arrêter la réanimation d'un individu et d'utiliser un de ses organes pour le transplanter. Dans certains hôpitaux américains, la règle fut instaurée de la nécessité de l'approbation de ces décisions par un médecin extérieur à l'équipe voulant entreprendre la greffe. La proposition, faite par des médecins éminents, d'un « moratoire sur les greffes cardiaques » tant que les problèmes immunologiques ne seraient pas résolus va aussi dans le même sens.
52. Cf. par exemple la déclaration du Pr. Cotte au Colloque : « Le médecin et la mort de l'autre » : « L'acharnement du médecin, poussé parfois par la famille, mais imposé au malade, cet acharnement qui rend souvent encore plus pénible les derniers moments de sa vie n'est plus une exigence éthique en soi ».
53. Cf. les articles concernant l'affaire de l'Hôpital Triemmli de Zurich. En particulier, Le Monde du 23 janvier 75.
54. Une enquête américaine, datant de 1970, portant sur 418 médecins montrait que 59 % d'entre eux pratiqueraient une euthanasie passive si la loi l'autorisait. Le Monde du 2 avril 1970. Cf. aussi les assez nombreux cas connus d'euthanasie cités par C. Escoffier-Lambiotte, Le Monde du 8 mai 1975.
55. Ce fut le cas en Angleterre, en 1967, lors de l'émotion considérable déclenchée par la découverte, dans un hôpital du nord-ouest de Londres, de pancartes apposées au pied du lit de certains vieillards, portant l'inscription « à ne pas réanimer ». Il semble qu'il en soit de même lors de l'affaire de Zurich.
56. Déclarations du président du Conseil d'honneur des médecins zurichois, Le Monde du 23 janvier 75.
57. J. Hamburger écrit : « Si la vie des animaux supérieurs et de l'homme suscite en nous une émotion particulière et, par là, des impératifs éthiques, c'est en vertu d'une organisation d'essence toute différente de la vie élémentaire, à savoir une organisation psychique et morale », op. cit., p. 111 et B. Ribes, « La question se pose légitimement de savoir s'il vit encore une vie humaine celui qui est désormais privé de toute faculté de relation à l'autre et de conscience de soi », op. cit., p. 492.
58. Cf. l'étude de Crane, D., The sanctity of social life : Physicians’ treatment of critically ill patients, New York, Russel Sage, 1975.Google Scholar Elle montre, à partir d'une enquête sur un échantillon de près de 3 000 médecins, que leurs décisions de poursuivre ou d'interrompre les soins sont grandement influencées par la possibilité pour le malade de reprendre ses rôles sociaux.
59. Cf. L. Lasagna, « Physician's behavior toward the dying patient », The Dying Patient, op. cit.
60. On cite fréquemment comme exemple de cas où la valorisation sociale exceptionnelle d'un malade a, seule, permis sa survie, celui du célèbre physicien soviétique Landau qui, réanimé plusieurs fois à la suite d'un accident, recouvra finalement conscience et activité.
61. Ce caractère de « matériau » concerne aussi le cadavre et apparaît tout particulièrement dans le cas des autopsies. Dans un passage de leur livre qui fit scandale aux États-Unis, Duff et Hollingshead montrent à quels excès peuvent se livrer certains médecins pour obtenir des familles la permission d'autopsie, op. cit., p. 321 ss.
62. On peut en effet penser que la décentralisation et le caractère privé et concurrentiel des hôpitaux américains accentuent cet aspect et accroissent les différences entre établissements. On notera qu'en France, de tels problèmes sont rarement posés.
63. C'est notamment le cas dans la littérature anglo-saxonne.